Le parcours d’Aït Ahmed est le modèle parfait d’une vie au service d’un idéal. Un homme au destin exceptionnel. C’est celui de Jugurtha, ce roi sans trône et sans pouvoir. C’est aussi celui de Tarek Ibn Ziyad, homme illustre spolié de sa victoire. La lutte entre libérateurs et prédateurs est permanente dans l’histoire de l’humanité. Les prédateurs finissent souvent par vaincre, car leurs armes échappent à toute éthique, à toute morale. L’usurpation seule fonde leur esprit. En effet, que peut un idéal de liberté fièrement exprimé et sainement défendu face à la quête effrénée et immodérée du lucre et du lustre ? L’engagement d’Aït Ahmed dans le Mouvement national a été fort et décisif. Il a été aussi désintéressé et mû par le seul idéal de l’indépendance nationale. Loin de toute préoccupation personnelle, il se projetait dans le destin commun de toutes les Algériennes et de tous les Algériens. «Je ne fais pas de la politique pour la gloire, même à titre posthume», m’a-t-il dit un jour. Cela renseigne parfaitement sur l’homme. Comme Abane, Ben M’hidi, Hassiba Ben Bouali et beaucoup d’autres, il avait une certaine idée de l’Algérie. Une Algérie libre et démocratique. Son soutien à la Plate-forme de la Soummam traduit cette profonde conviction. La Révolution ne pouvait se limiter au combat contre le colonialisme. Elle devait se projeter au-delà en jetant les fondements de l’Algérie de demain. Aussi, sa vision de l’indépendance nationale est globale. Elle intégrait tous les aspects de la vie sociale. Elle devait marquer pour lui une rupture radicale avec l’ordre colonial et non la simple substitution d’un pouvoir autochtone à un pouvoir étranger, à travers une nationalisation de l’Etat colonial. L’indépendance était pour lui synonyme du droit du peuple à décider librement de son destin. D’où son attachement indéfectible à l’Assemblée constituante. Il voyait dans le pouvoir constituant l’expression première de la souveraineté populaire, l’acte fondateur de la volonté de vivre ensemble. La crise de l’été 1962 et ses retombées allaient lui révéler encore une fois les limites d’un nationalisme idéologiquement éclectique, intellectuellement appauvri et politiquement coupé des espérances populaires. Il alertera puis s’attellera à la cristallisation d’un courant de gauche autour des syndicalistes de l’UGTA, des paysans dépossédés, des jeunes et de la militance féminine. Il voyait dans ces expressions sociales la meilleure assise et le parfait moteur pour l’approfondissement de la marche pour l’émancipation. Sa conviction est profonde quant au rôle fondamental du citoyen en mouvement dans toute expérience de modernisation. Ce moment marque la genèse d’une démarche social-démocrate, repérable tout au long de son parcours. Contrairement à d’autres, il a très tôt rompu avec le populisme. Empruntant à une vision organique de la société, le populisme fait l’impasse sur les conflits. C’est une négation du politique. Aït Ahmed possède une maîtrise parfaite des concepts. Mais il aimait donner parfois des définitions expressives, loin des formules abstraites, ennuyeuses et impénétrables. Le populisme, par exemple, consiste pour lui à «faire n’importe quoi, n’importe comment et avec n’importe qui». Tout autant que le populisme, l’idée de consensus n’avait pas les faveurs d’Aït Ahmed. C’est un déni de la diversité. Comme fusion dans l’un, le consensus et le populisme sont dans une filiation étroite. «Ils sont à la base de tous les totalitarismes et autoritarismes du XXe siècle», disait-il. Ses préférences se sont toujours portées sur les notions de contrat et de compromis. Il évitait aussi les termes collectifs tels le peuple, le arch, les forces vives ou encore les masses populaires. Il avait choisi d’identifier les acteurs par leur position dans la dynamique sociale. Plus généralement, il considérait la bataille sémantique et terminologique comme une dimension non négligeable du combat démocratique. La dictature, en effet, n’agit pas seulement par la force brute, mais aussi par les mots. Dans sa déclaration à l’Assemblée nationale le 1er octobre 1962, il désignait déjà le «slogan» comme «l’une des plus grandes sources de mésaventures». Pour Aït Ahmed, la plus grande source de mésaventure reste la violence. Son rejet de la violence n’est pas seulement politique. Il est aussi moral et non sélectif. Ne disait-il pas que «rien ne peut se construire dans le chaos». En plus de sa dimension dramatique, il a parfaitement mesuré les effets dévastateurs du phénomène sur les représentations sociales et les comportements. Une société traumatisée est plus à même de consentir à son asservissement. C’est là que son combat pour la paix prend tout son sens. C’est un autre aspect indissociable du combat démocratique. La violence, il la vivra aussi dans sa chair. L’assassinat de Mécili est sans doute l’épisode le plus bouleversant de sa carrière. La douleur ne le quittera jamais. Faire éclater la vérité sur cette affaire fut pour lui la priorité des priorités. Mais face à la solidarité et la connivence de deux raisons d’Etat, la raison disparaît. La vérité et la justice aussi. Une autre source de mésaventure est cette intrusion tonitruante de l’argent dans le politique. La corruption est pour lui un levier redoutable de perversion et d’égarement. L’étendue du phénomène est telle, que le pouvoir lui-même s’est vu contraint de réagir. En fin connaisseur du système, Aït Ahmed me fera alors cette profonde réflexion : «Comment prétendre purger les égouts de la corruption quand de hauts responsables de l’Etat sont impliqués et supervisent eux-mêmes la généralisation de ce phénomène ?» Les évolutions récentes confirment le propos et lui confèrent une dimension à la limite du prophétique. Enfin, Aït Ahmed est aussi une école grâce à laquelle se sont forgées des générations de militants. Nous lui devons tous énormément. Et personne ne peut prétendre à une fidélité sans faille pour le maître. Nous avons tous notre part d’infidélité et d’ingratitude. Pourquoi vouloir le cacher ? C’est le fameux principe de Peter transposé dans le domaine politique. Cette formule est de lui. Il était tolérant et ne manquait jamais de rechercher une bonne raison ou une excuse aux renoncements et aux défections des uns et des autres. De l’emprisonnement à l’exil, il sera inlassablement traqué et son image sans cesse pervertie par les pouvoirs successifs algériens. L’acharnement s’étendra à sa famille, ses proches et ses partenaires politiques. Rien ne lui sera épargné. Les accusations se succèdent au gré des convulsions politiques du pays. Contre-révolutionnaire, sécessionniste, régionaliste, agent de l’étranger, islamiste, allié du terrorisme, etc. Pourtant, à chaque crise, Aït Ahmed s’illustre par des éclairages et propositions. Et à chaque crise, le pouvoir lui concocte une nouvelle accusation. Devant la lucidité constante d’Aït Ahmed se dressent le mépris et l’entêtement systématiques des dirigeants. Les vocables «khaouana» et «mortaziqa» résonnent à présent dans nos mémoires. Il fut un temps où prononcer son nom était passible de prison pour délit d’évocation. Aujourd’hui, les décideurs semblent découvrir en lui le grand révolutionnaire, l’historique, le militant irréprochable. Quel spectaculaire retournement ! Mais nous ne sommes pas dupes. Pour eux, un bon opposant est un opposant mort. Messieurs les décideurs, l’idéal à travers lequel Aït Ahmed a donné un sens à sa vie est aux antipodes de vos visions, vos projets et vos politiques. Vos encensements tardifs sont frappés de suspicion. Si vous prétendez être véritablement dans la sincérité, alors prouvez-le. Prouvez-le maintenant. Nous ne sommes pas dans le spectacle. La problématique est politique et a trait à la mémoire d’un père fondateur de l’Algérie et au sort d’un pays. Deux gestes pourraient nous incliner à vous croire et à tout pardonner. Procédez en premier à l’arrestation de l’assassin de Mécili. Il est en Algérie où il coule des jours heureux depuis son crime. Ouvrez ensuite un dialogue dans la perspective d’engager le pays sur la voie du changement démocratique. Vous n’allez pas le faire, car votre avidité du pouvoir vous paralyse, vous égare, vous aveugle. Vous voulez nous avoir tous à l’usure, nous enterrer les uns après les autres. Mais un idéal peut-il mourir ? Ne vous réjouissez pas trop vite. Aït Ahmed ne sera pas enterré. «Athnezzou» (On va le planter) !!! Son idéal fleurira dans l’esprit de chaque Algérien et un jour, incha Allah, il explosera en un grand printemps, le printemps algérien. Ma confiance est totale en le FFS, sa direction, ses militants et ses sympathisants. Elle l’est aussi concernant les citoyennes et les citoyens. Ensemble, nous saurons donner une seconde vie au combat d’Aït Ahmed. Et ensemble, nous aurons enfin la force de le faire aboutir. Aït Ahmed est plus que jamais vivant.
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