Lorsque l’on m’a demandé de témoigner, j’ai donné spontanément mon accord. Après réflexion, j’ai compris que la tâche serait difficile. D’une part, j’ai craint de verser dans les discours élogieux, mais souvent creux, qui accompagnent trop souvent les disparus et de grossir ainsi les rangs des professionnels de la «récup», d’autre part d’oublier que l’homme ne peut être appréhendé que dans ses dimensions humaines faites d’actes qui peuvent être héroïques, mais aussi de moments de faiblesse. Et forcément, Aït Ahmed ne peut pas faire exception à la règle. Je l’ai connu à une époque où franchement trop peu de militants s’étaient engagés dans son parti. C’était en 1978. Je n’ai donc pas la prétention de parler de ce qui est antérieur à cette date. En effet je ne me donne pas le droit de parler de son rôle dans le Mouvement national. Des personnes plus compétentes le feront très certainement. Je ne parlerais pas non plus des «maquis kabyles», je n’étais à l’époque qu’un jeune adolescent. Ses nombreux contemporains encore vivants sauront mieux que moi en parler. Pour la période qui me concerne, je m’efforcerais d’être le plus objectif possible. Nous vivions, à l’époque, sous une chape de plomb imposée par H. Boumediéne, autoproclamé chef d’Etat par la grâce d’un push «scientifique» qui a fini par avoir raison de toute contestation au sein du peuple. C’était l’époque où la police politique semait la terreur au point que le plus téméraire n’osait porter critique à l’endroit du système. La mort du colonel, pleuré par le peuple (syndrome de Stockholm ?), le 27 décembre 1978 a libéré progressivement la parole. C’était aussi l’année où, sous l’impulsion de Ali Mecili, le FFS se restructura avec la bénédiction de Hocine Aït Ahmed. Il faut dire qu’en ces temps-là, il ne restait que très peu de militants dont la majorité étaient établis en France. Pour la plupart il s’agissait de jeunes universitaires fraîchement diplômés mais déjà aguerris par la lutte pour la cause amazighe. Nous formions un groupe informel à Alger autour du cours de berbère de M. Mammeri à la fac centrale et autour d’une chorale dirigée par Cherif Kheddam à la cité universitaire de Ben Aknoun. Nous n’étions pas des foudres de guerre, mais les petites choses que nous faisions (essentiellement culturelles) ont probablement aidé à la conscientisation et permis la socialisation des questions liées à l’amazighité. Une partie du groupe s’est retrouvée par hasard à l’hôpital de Tizi Ouzou et, quelques temps après, à l’université. C’était, en cette année 1978, que le premier groupe prit la décision de se structurer au sein du FFS. Personnellement, j’ai été sensibilisé par Saïd Sadi. Très vite, le premier noyau s’est constitué avec Rachid Halet, Saïd Khellil, Amar Hadbi, Ali Ouabadi, Mohand Stiet… et deux agents de la SM qui nous ont aimablement montré la route vers Berroughia. J’entends par là, bien entendu, la prison où nous avons été conduits lors de notre arrestation en 1980, au moment où se déroulait le Printemps amazigh. En 1979, la direction du FFS a décidé de tenir un séminaire en France, plus exactement à Gap. Nous étions partis à quatre pour représenter les militants de l’intérieur. Saïd Sadi, Ali Ouabadi, un jeune que nous appelions amicalement Mouhouche (que me soit pardonné l’oubli de son nom) et moi-même. C’est donc dans ce village haut-perché des Hautes-Alpes que je fais la connaissance de Hocine Aït Ahmed. Nous devions, au terme de notre rencontre, sortir avec une plateforme politique qui devait guider le sens de notre lutte. J’avoue que j’étais impressionné à la simple pensée de rencontrer Hocine Aït Ahmed. J’avais déjà une haute idée de lui par mes lectures et surtout par les événements du maquis du FFS qui se sont passés en Kabylie alors que j’étais encore enfant. C’est vrai que la rencontre a été à la hauteur de ce qu’on disait de lui. Homme aimable et affable, souriant et taquin, il savait séduire son entourage. Nous étions, pour être honnête, subjugués par sa présence et il faut le dire prêts à le suivre têtes baissées. Face à lui, nous n’étions que de jeunes militants insuffisamment expérimentés. Et à ce titre, le FFS a été pour nous, une excellente école. Durant le séminaire, si mes souvenirs sont bons, H. Aït Ahmed s’est montré relativement discret. Il a très peu parlé laissant à Ali Mecili le soin de diriger les débats que présidait, me semble-t-il, Arezki Benchabane. Mais les nombreuses reprises de ses déclarations montrent qu’il a été, de fait, l’artisan de la plateforme. Je pense toutefois que les jeunes loups, que nous étions, ont joué une part non négligeable dans la partie réservée aux questions linguistique, culturelle et identitaire ainsi qu’à celle portant sur l’organisation de l’Etat. Je crois que le texte publié à la fin du séminaire mérite d’être connu et pas seulement pour des raisons historiques. Il pourrait encore être source d’inspiration et je n’ai toujours pas compris pourquoi les actuels responsables du FFS n’ont pas fait totalement leur, cette idéologique avant-gardiste. Cette contribution est ma façon de rendre hommage à Hocine Aït Ahmed en essayant de combler la lacune. Le long texte qui va suivre n’est donc que le résumé de la plateforme de laquelle j’ai prélevé des phrases entières pour ne pas trahir la pensée des rédacteurs. Après avoir fait le bilan de 17 années (1962-1979) de pouvoir dictatorial fait d’oppressions politique, économique et culturelle. Un bilan sans concession qui met en relief la corruption politique et morale où la violence physique comme mode de gestion de la nation, face à un peuple dépossédé de son droit premier, la liberté d’être et d’agir. Le constat est incisif et dénonce un pouvoir sectaire fait d’opportunistes, des termes repris de la déclaration d’Aït Ahmed lors de son procès devant la cour criminelle révolutionnaire d’Alger en avril 1965. Un pouvoir qui a usé de subterfuges populistes qui ont eu un effet soporifique sur les populations permettant ainsi au système de se renouveler. La révolution agraire, qui s’est faite sans les paysans et gérée de manière administrative, n’a été que ruine. Elle a été l’exact contraire du socialisme claironné à longueur de temps. La révolution industrielle n’a pas fait mieux, elle n’a servi qu’à asseoir une politique de prestige sans développement réel du pays. La révolution culturelle a été un total échec avec un système éducatif de médiocre qualité. L’alternative proposée à cette catastrophe nationale est reprise de l’intervention d’Aït Ahmed faite à l’Assemblée nationale le 7 décembre 1962. Ce dernier pariait sur la démocratie comme valeur et méthode à la fois, comme but doctrinal et moyen politique. Une démocratie qui mettrait fin à la centralisation de la décision à l’origine de la monopolisation des appareils d’Etat au profit du clan. Pour cela, il fallait créer une dynamique révolutionnaire. Cette plateforme répond à l’impératif d’une stratégie populaire qui doit permettre au FFS de renouer avec ses traditions de résistance à la dictature. Ce parti a la prétention de désaliéner les citoyens aux niveaux économique, politique et linguistique. Il s’inscrit en totale opposition au centralisme étatique en proposant une réflexion sur les autonomies personnelle, locale et régionale. Ce texte indexe les chantres de l’unicité fasciste «un chef, un parti, une langue», pour se substituer au peuple et garder un pouvoir omnipotent. L’autonomie personnelle est relative aux droits de l’homme, notamment le droit à la langue maternelle. L’autonomie locale est créatrice de communauté de solidarité. Elle est la condition sine qua non de l’avènement d’une démocratie décentralisatrice. C’est dans ce cadre que le FFS a préconisé de revenir aux «djemaâ» qui devraient jouir de pouvoirs étendus. L’autonomie régionale est préconisée pour lutter contre le mauvais régionalisme. Pour promouvoir ces trois autonomies, le texte préconise l’élection d’une assemblée nationale constituante qui implique l’établissement des libertés publiques, donc la reconnaissance légale des formations politiques et culturelles. Des mesures qui permettront de créer un climat de dialogue et l’éclosion d’une nouvelle conception de la société. Dans le paragraphe relatif à l’humanisme et au socialisme, la plateforme reprend la déclaration d’Aït Ahmed à la cour criminelle révolutionnaire. Hâter la libération politique et économique et l’avènement d’une démocratie socialiste universelle. Au plan culturel, l’alternative démocratie signifie l’officialisation de la langue berbère. Et l’élimination des facteurs d’inhibition psychologique, d’occultisme linguistique et d’aliénation de l’identité. La langue berbère a droit de cité dans la cité berbère, droit inaliénable que le colonialisme intérieur pas plus que le colonialisme étranger ne peut proscrire. Elle doit être officialisée et bénéficier de la part de l’Etat de l’égalité de traitement qui lui permette de rattraper le temps et le terrain perdus depuis l’indépendance. Seuls les obscurantistes, apprentis dictateurs et les larbins mercenaires voudraient encore opposer la langue arabe et la langue berbère. On retrouve dans cette réflexion, l’idée d’une entité supranationale. Il est clairement dit que l’Algérie doit favoriser les regroupements régionaux transétatiques. Des regroupements qui doivent s’effectuer dans le respect des diversités culturelles. J’ai choisi de ne retenir que ce qui semblait à mes yeux important. C’est-à-dire ce qui était tabou et qui le demeure globalement aujourd’hui encore, à la veille d’une Constitution qui risque encore une fois de renvoyer l’officialisation de la langue amazighe aux calendes grecques. Notre militantisme a pris un élan particulier dès le retour de Gap. Nous faisions alors de nombreuses sorties de nuit pour distribuer des tracts ou faire des inscriptions murales de slogans inspirés de cette plateforme. La disponibilité et la détermination ont permis à nos militants d’avoir un rôle déterminant dans l’organisation du Printemps amazigh. C’est dans ce cadre que nous avons été arrêtés et déférés devant la cour de sûreté de l’Etat. Sur les 24 détenus, 11 étaient des militants du FFS. Ce vaste mouvement de contestation/revendication de Tizi Ouzou, qui a été à l’origine du mouvement de démocratisation en Algérie, est donc, pour une large partie, l’œuvre du parti que présidait Hocine Aït Ahmed. 1990, année dite de l’ouverture démocratique, a vu se constituer des partis légaux d’opposition. Le FFS jouissait d’une popularité certaine en Kabylie, où il a raflé quasiment tous les sièges. Seuls quatre d’entre eux étaient en ballotage favorable. J’ai été personnellement élu député à l’Arbaâ Nath Iratene. Pour être honnête, je dois dire que la personnalité de Hocine Aït Ahmed a été pour beaucoup dans la victoire du parti. Mais, je le disais plus haut, comme tout homme, notre aîné n’a pas fait que des «sans faute». Ce que je dis reflète, en tout cas, ma vision des événements. Je n’ai pas apprécié la décision de la direction du FFS, avec l’assentiment de son président, qui a empêché Yaha Abdelhafid de participer au congrès du parti. Il a été pourtant un chef de guerre loyal et respecté par la population lors des événements de Kabylie de 1963. Je l’avais reçu chez moi à Tizi Ouzou pour éviter une esclandre médiatique avant de rencontrer Aït Ahmed à Paris en présence de Mouhoub Aït Maouche, un vieux militant du FFS. La raison de la rencontre était précisément de dépasser leur conflit qui devait être traité au congrès. Je n’ai pas, non plus, compris la volonté farouche de maintenir le processus électoral alors que le FFS, deuxième parti après le FIS, ne représentait qu’une partie congrue de l’APN donc incapable de faire bouger la moindre ligne. J’avais la ferme conviction que nous nous dirigions droit vers un Etat théocratique. Enfin, je n’ai pas réussi à digérer la rencontre de Sant’Egidio dont la plateforme est antinomique à celle du FFS rédigée à GAP. Toutes ces raisons m’ont amené à me retirer, sans bruit, du parti qui m’a appris beaucoup et pour lequel j’avais accordé toute ma loyauté tant que mes convictions n’étaient pas bousculées. Loin d’être vindicatif, j’ai toujours gardé beaucoup de respect aux militants et nécessairement à Hocine Aït Ahmed. J’ai eu à le rencontrer, enfin, quelques temps avant le retour de Boudiaf. Pour la petite histoire, j’ai été appelé par un parent, Saïd Rahal, ancien compagnon d’Aït Ahmed lui-même arrêté dans le même cadre avec son beau-fils Mohand Saïd Aïche. Saïd Rahal souhaitait me voir pour une question importante, disait-il. Il se déplaça le jour même à Tizi Ouzou où nous nous étions donné rendez-vous à l’hôtel Amraoua. Avait assisté à la discussion Mohand Saïd Aïche, ancien militant du Mouvement national et du FFS de 63 (pharmacien bien connu à Tizi). Saïd Rahal a été approché (sans qu’il ne m’ait donné de détail) pour proposer à Hocine Aït Ahmed «le poste le plus haut de la hiérarchie politique». En froid, depuis quelques années, avec Hocine Aït Ahmed, il m’a demandé de faire la démarche. J’ai donc, après avoir informé le président du bureau fédéral de Tizi Ouzou de l’époque, pris la route pour Alger où j’ai rencontré le président du FFS. Il m’a écouté, comme à son habitude, sans que ne transparaisse la moindre émotion, avant de me dire qu’il transmettrait la réponse lui-même. Une réponse que j’ai lue, comme tout le monde, dans la presse. Je pense que le pouvoir voulait une caution d’un historique crédible et le choix a été porté sur Hocine Aït Ahmed. Nous connaissons la suite avec Boudiaf. Ce dernier paragraphe est anecdotique. Son intérêt réside dans le fait que malgré son opposition permanente, les gouvernants gardaient un espoir, même vain, d’avoir la bénédiction du chef historique. Aujourd’hui, il laisse dans l’imaginaire populaire l’empreinte d’un grand homme, érudit, humble et courtois. L’image d’un militant d’une vie qui a marqué à la fois le Mouvement national indépendantiste et l’opposition démocratique de l’Algérie indépendante. Paix à son âme.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire