Malgré l’ampleur de la tâche, Si L’Hocine aura eu droit à de belles funérailles. Il est des enterrements heureux qui résonnent comme une seconde naissance. Les funérailles de Hocine Aït Ahmed – Allah yerrahmou – sont certainement de ceux-là. Combien étaient-ils ? 100 000 ? 200 000 ? 500 000 ? Plus ? Moins ? Difficile à dire. Ils étaient déjà des milliers à investir, dès la veille de l’enterrement, la plateforme de Thissirth n’Echikh aménagée pour accueillir la dépouille de Dda L’Ho. La route reliant la ville de Mekla à Aïn El Hammam connaissait, dès les premières lueurs du jour de ce vendredi saint, une procession interminable de silhouettes intrépides, bravant le froid, la faim et la nuit, parcourant plusieurs kilomètres à pied pour rejoindre le village d’Ath Ahmed, ultime destination du parcours flamboyant du dernier des «9». Et la foule compacte de grossir d’heure en heure, jusqu’à atteindre une masse critique rendant la mission quasiment impossible aux organisateurs. Malgré l’ampleur de la tâche, Si L’Hocine aura eu droit à de belles funérailles. Des obsèques populaires, comme il l’avait souhaité, avec, en prime, un soleil printanier en plein hiver «janviérique», comme pour dire que ce premier jour du Nouvel An qui se lève, s’il est bien imbibé de tristesse, augure d’une aube nouvelle dont les restes du géant seraient le ferment. D’ailleurs, ils étaient nombreux à s’insurger : «Mais qui vous dit que Si L’Hocine est mort ?» Formidable dialectique du fumier et de la rose admirablement exprimée par Saïd Mekbel dans son dernier billet, qui colle parfaitement à ce que nous avons vu à Ath Ahmed : cette image prométhéenne (et prometteuse) d’un deuil semeur d’espoir. 5h : cap sur Aïn El Hammam Tizi Ouzou, 5h. Nous quittons à la sauvette l’hôtel Lalla Khedidja où nous avions élu domicile depuis mardi pour gagner les hauteurs de Aïn El Hammam. C’est qu’en tenant compte de l’affluence record attendue pour l’événement, le risque était grand d’être bloqués sur la route. La ville était déserte en ce lendemain de réveillon mâtiné de mélancolie. La veille, sur la placette entourant l’ancienne mairie, un écran géant relayait la retransmission en direct de l’arrivée de la dépouille de feu Hocine Aït Ahmed à l’aéroport d’Alger. Emouvant malgré les images censurées à outrance (pas un seul plan de la foule massée à l’extérieur de l’aéroport). Une file de 4x4 sécuritaires et autres fourgons de police était déjà stationnée à la sortie de la ville. Des engins de toute sorte, dont plusieurs ambulances de la Protection civile, ponctuent le paysage. Arrivés à hauteur de la route qui monte vers Michelet via Chaïb, un barrage de police filtre les automobilistes. Nous passons sans peine. En traversant Mekla et ses rues désertes, notre attention est attirée par une haie d’honneur jalonnant tout le trajet, formée par des policiers en tenue d’apparat, donnant le sentiment qu’on avait affaire à un enterrement de chef d’Etat. Aït Ahmed n’avait certes pas occupé le poste de président de la République, mais on ne peut s’empêcher de voir en lui, par l’empreinte qu’il a laissée dans la mémoire collective et l’émoi profond que sa disparition a provoqué, notre Président de cœur, celui que ces milliers de voix venues l’accompagner à sa dernière demeure regrettaient vivement de n’avoir pas eu comme timonier. Feux de camp et nuit à la belle étoile La route se déploie sur un tapis de velours, une voie carrossable fraîchement bitumée. «Même les dos-d’âne ont été rasés», commente Mourad, notre bienveillant accompagnateur qui nous étonnera toujours pas sa connaissance fine de la géographie tortueuse de la Kabylie. 6h passées. A quelques kilomètres de Mekla, barrage citoyen à un carrefour. «Vous devez laisser votre véhicule ici et continuer à pied», ordonne un membre du service d’ordre. Après quelques pourparlers amicaux, nous sommes autorisés à poursuivre notre ascension dans la nuit montagneuse. Un deuxième barrage filtrant se profilera bientôt. Dans l’intervalle, des processions citoyennes prennent le chemin d’Ath Yahia, des jeunes brûlant d’impatience qui ne pouvaient attendre les premières navettes en bus. Un avis de l’APC de Mekla placardé sur la façade d’un café exhortait les citoyens à s’abstenir de prendre leurs véhicules. Un homme d’un certain âge, en tenue de cycliste de couleur rouge incrustée de petits drapeaux, a eu la lumineuse idée de faire le trajet depuis Tizi à vélo. Chapeau ! Arrivés à l’orée du village d’Ath Ahmed, nous rejoignons la file de voitures garées sur le bas-côté. Nous remarquons d’emblée que les matricules couvrent quasiment les 48 wilayas. Beaucoup parmi ces automobilistes ont passé la nuit dans leur habitacle. Certains ont dormi carrément à la belle étoile. Les plus futés ont déployé une tente de camping pour un bivouac en plein air. Des feux de camp sont allumés çà et là pour se réchauffer. Aux abords de la plateforme de Thissirth n’Echickh, c’est un véritable charivari d’engins en tout genre, des camions de la police, des tentes de la Protection civile, un «point santé» à l’enseigne de l’hôpital Nedir Mohamed de Tizi Ouzou, des caméras perchées sur les toits. Un écran géant à été installé où l’on pouvait se pâmer devant le verbe savoureux de Si L’Hocine «déclamant» un discours dans sa langue incisive. Et c’est comme s’il était là, en chair et en os. Des secouristes du Croissant-Rouge distribuent des bouteilles d’eau minérale. Et tout le long du parcours, des fardeaux d’eau sont mis gracieusement à la disposition de la population. Même la Wifi est assurée. Le jour ne s’est pas levé que l’esplanade de Thissirth n’Echikh était déjà noire de monde. A mesure que l’horloge tourne, la foule grossit. Des myriades de bus continuent à déposer des contingents de citoyens affligés par la perte du gentleman opposant. D’aucuns parmi les présents sont drapés du poster du leader charismatique. D’autres s’enveloppent de l’emblème national. Le drapeau berbère est brandi fièrement par certains. Des femmes paradent en scandant des «achewik», des chants funéraires traditionnels qui donnent la chair de poule. Des délégations communales agitent chacune une banderole en l’honneur du chef historique : «Ath Waghlis pleure Dda L’Hocine. Son combat continue», «Commune de Tizi N’Berber : Nous sommes tous Aït Ahmed», «Beni Ouartilane pleure son fils adoptif»… Des jeunes se promènent avec un portrait géant de Hocine Aït Ahmed sur lequel on peut lire ces mots déclinés en langue arabe, et qui donnent : «Tu es un grand homme et les grands hommes ne meurent jamais.» Ahmed Djezar est prof de français à la retraite et militant FFS depuis 25 ans. Membre de la fédération de Mostaganem résidant à Sidi Ali, il a démarré jeudi soir à 23h, raconte-t-il, pour pouvoir assister à l’enterrement. «J’ai ramené un registre de condoléances que j’ai ouvert à Sidi Ali. Je souhaiterais l’offrir à sa famille pour lui signifier que Si L’Hocine est présent dans le cœur de tous les Algériens», nous dit Ahmed. Et de confier : «J’ai eu le plaisir de rencontrer Hocine Aït Ahmed à trois reprises. C’était un homme extrêmement modeste, proche des militants. Il avait beaucoup d’humour aussi. C’était un artiste, il aimait le beau. Il aimait les humbles.» Usant d’une métaphore, il dira : «Une petite goutte de café suffit à altérer la blancheur d’un verre de lait. Il en est ainsi d’Aït Ahmed avec ce système. Si L’Hocine a jeté les assises d’un Etat. Mais que pouvait-il faire face à un système pourri de haut en bas ?» Méditant la marée humaine qui s’est déplacée pour saluer sa mémoire, Ahmed lâche : «Espérons que cet élan n’est pas juste un coup de foudre !» Même sentiment exprimé par Mourad. Etudiant en biologie animale à l’université de Béjaïa, Mourad craint que cette émotion soit éphémère : «Certes, l’image est belle mais les gens ont la mémoire courte. Ils vont vite oublier tout ça. Le seul qui pouvait nous unir est parti. Je ne pense pas qu’il y aura un autre homme de sa dimension», lâche-t-il un tantinet pessimiste. «La violence ne mène à rien» Et d’engager dans la foulée une discussion avec Abdelkader, un vieux baroudeur à la retraite. Le débat tourne autour de la pensée de Si L’Hocine à l’aune de la situation actuelle. Mourad plaide pour une révolution immédiate au risque de verser du sang. Kader s’emploie à tempérer ses ardeurs : «Il faut suivre la voie qu’il (Aït Ahmed) a tracée, il faut travailler et être patient.» Mourad : «Mais les gens n’ont plus de patience, leur quotidien devient de plus en plus difficile. D’accord, il faut garder espoir, il faut endurer, mais jusqu’à quand ?» Kader persiste et signe : «La violence ne mène à rien. Le sang ne sert à rien ! Il faut une révolution, oui, mais une révolution pacifique. C’est ça le message de Si L’Hocine. Il a toujours été constant dans ses idées jusqu’à sa mort. Il a toujours milité pour la paix. C’était un rassembleur.» Abderrahmane, un ancien du maquis de 1963, a fait le déplacement depuis Oued Amizour pour saluer une dernière fois son défunt frère de combat. «Si L’Hocine pour moi est absent seulement physiquement. Il est encore vivant.» Des propos qui nous rappellent la fameuse maxime de Saint-Augustin : «Les morts sont invisibles, ils ne sont pas absents.» Pour Bilal, 25 ans, étudiant en mathématiques à l’université de Sétif et résidant à Beni Ourtilane, la meilleure chose qu’on puisse faire pour honorer la mémoire de Dda L’Hocine est que «chacun fasse son travail du mieux qu’il peut». «On ne peut pas à notre niveau parler de lui. On ne pourra jamais l’atteindre dans son courage, l’acuité de sa pensée, ses sacrifices. Tout ce qu’on peut faire, c’est de nous parfaire dans nos domaines respectifs.» Bilal fera remarquer que «Si L’Hocine vient de renaître, car les gens le connaissent mieux depuis une semaine. Ils connaissaient vaguement son parcours mais ils ne savaient pas en quoi il était rebelle ni contre quoi. Il faut donc commencer par l’enseigner. Vous avez des universitaires qui ne savent rien de son histoire. Ça dit tout de l’état de délabrement de notre école. Et c’est un désastre planifié. En affaiblissant l’école, on a dépolitisé la jeunesse». «Assa, Azeka, Si L’Hocine yella yella !» 11h10. Un hélicoptère bourdonne dans le ciel. La foule chauffe. Youyous et applaudissements nourris accompagnent le cortège funèbre tout le long de son parcours jusqu’à l’arrivée du corps à Thissirth n’Echikh. «Assa, azeka, Si L’Hocine yella, yella», «Djazaïr hourra dimocratia», «Algérie chouhada», scande la foule en transe. Des «Pouvoir assassin !» fusent également dans la foulée. Le cercueil du vénérable descendant du Cheikh Mohand Ou L’Hocine, drapé de l’emblème national, se fraie difficilement un chemin vers le chapiteau apprêté pour la cérémonie de recueillement. Tout le monde veut l’approcher, le caresser. Bousculade. Hystérie. M. Bouaziz, le fédéral de Tizi Ouzou, s’égosille en appelant tout le monde au calme. A midi, minute de silence. Moment solennel. La prière du vendredi est officiée sur place suivie par la Prière du mort dans une ambiance chaotique. La dépouille est évacuée avant même la fin de la prière. Une marée compacte entoure l’ambulance de la Protection civile qui emprunte l’étroit chemin vicinal conduisant au mausolée du Cheikh Mohand Ou L’Hocine. La communion est totale entre le vieux mentor et cette jeunesse exaltée. Si L’Hocine peut enfin reposer en paix auprès de sa défunte mère dont il fut si longtemps privé. Maintenant, les voici réunis pour l’éternité dans la paix et le pieux silence des montagnes. Min djibalina…
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