mercredi 24 février 2016

«L’UGTA est devenue une auxiliaire du gouvernement»

Moudjahid et ancien cadre de la centrale syndicale, Abdelmadjid Azzi nous livre son analyse de la situation de l’UGTA soixante ans après. Ayant accompagné ce syndicat depuis l’indépendance, il revient sur l’interminable lutte pour l’autonomie de cette organisation. Un effort qui a été, indique-t-il, annihilé par l’actuelle direction de la centrale syndicale en se mettant au service exclusif du gouvernement. - L’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) célèbre son 60e anniversaire. Vous étiez, de longues années durant, un syndicaliste et responsable au sein de cette organisation. Vous avez même écrit un ouvrage sur le mouvement syndical algérien à l’épreuve de l’indépendance. 60 ans après, quel regard portez-vous sur l’UGTA ? Ce n’est pas un regard rassurant, mais je garde espoir. J’espère que l’UGTA reprendra sa vraie place auprès des travailleurs et qu’elle jouera son rôle, à savoir la défense des intérêts matériels et moraux des travailleurs. Ce que j’ai vu et ce que j’ai lu ne m’ont pas tellement rassuré, notamment les décisions prises par l’UGTA. La dernière en date, qui est un scandale, est cette affirmation du secrétaire général qui, lors d’une réunion, déclarait que l’organisation fait partie du gouvernement. Non seulement c’est scandaleux, mais c’est une violation des statuts de l’UGTA. Ces statuts sont clairs et n’ont pas été changés. Ils stipulent que l’UGTA est une organisation des travailleurs qui n’a de relation ni avec les partis politiques ni avec le gouvernement. Mais lui, il a décidé seul, sans changer ces statuts, qu’elle fait partie du gouvernement. Ensuite, on voit qu’il s’oppose également aux grèves, alors que cela ne se décide pas au niveau de la centrale, mais à la base. Ce sont les travailleurs, sur leur lieu de travail, qui, s’ils sentent une injustice, peuvent décider d’aller vers une grève. De plus, la grève est un droit constitutionnel et c’est une arme pour le syndicat. C’est un moyen qui permet de forcer une décision et de constituer un rapport de force. Dans tous les secteurs, que ce soit les transports, la mécanique, les textiles, les travailleurs obtiennent satisfaction après avoir organisé une grève. Si le gouvernement était si proche des travailleurs et s’il était attentif à leurs revendications, il n’y aurait pas de contestation. Pourquoi attendre que les travailleurs fassent grève pour leur donner raison. - Justement, on a l’impression que la prise de décision au sein de l’UGTA vient, actuellement, toujours d’en haut. Pourquoi cette pratique anormale est-elle devenue la règle ? On a bureaucratisé le syndicat. C’est le mot. Le syndicat est une organisation qui permet aux travailleurs de se rassembler, de s’unir, d’être solidaires et de lutter ensemble pour arracher leurs droits. Le syndicat n’est pas une fonction ou un métier, c’est une vocation. On ne choisit pas d’adhérer au syndicat pour avoir des privilèges. Le syndicaliste, c’est celui qui doit donner le meilleur exemple de probité et de justice. Il doit être le meilleur dans son travail pour pouvoir critiquer l’employeur. La décision doit être prise par la base lors d’une assemblée générale. Les problèmes ne se posent pas en haut, mais en bas et au niveau des sections. Et le rôle des instances intermédiaires consiste à les soutenir et non pas à s’immiscer dans les discussions. La décision doit être prise au sein de l’assemblée générale et à la majorité. C’est cela la démocratie. Un syndicat où il n’y a pas de démocratie, n’est pas un syndicat. Les responsables de la centrale ne doivent pas se substituer aux travailleurs et négocier à leur place. Mais, on a bureaucratisé le syndicat et on a fait de lui une administration. Donc, on a fait tout faux. C’est ce qui a fait que le syndicat n’a plus de crédibilité et la base ne peut pas le soutenir. Pour preuve, il y a eu des grèves organisées malgré l’interdiction de la centrale. Le plus grand problème est de déclarer que l’UGTA fait partie du gouvernement. A quoi sert, dans ce cas, d’avoir un syndicat. C’est pour cela que je dis que l’UGTA, aujourd’hui, ne joue pas son rôle. Elle est devenue une auxiliaire du gouvernement. On a fragilisé l’organisation des travailleurs, alors que le gouvernement lui-même a intérêt à avoir un syndicat crédible et auquel les travailleurs obéissent. Il n’a pas besoin d’un syndicat maison. Les gens ne connaissent pas, ne veulent pas connaître ou ne veulent pas appliquer cette notion de syndicalisme. Prenons l’exemple de la tripartite. Que fait l’UGTA dans cette réunion ? Elle n’impose rien. La décision est prise par le gouvernement et les autres parties ne font qu’appliquer. Or le vrai dialogue social est entre l’employeur et les travailleurs. Si je discute avec le gouvernement, c’est que je discute avec l’employeur. Je négocie avec lui et on signe un accord écrit applicable par les deux parties. De plus, je n’ai jamais vu un syndicat qui soutient un candidat. C’est une aberration. Et tout cela se fait en dépit du bon sens et des règles les plus élémentaires qui régissent les syndicats. Je rappelle que la crédibilité doit être obtenue auprès des travailleurs et non auprès du gouvernement. - Vous avez parlé de la fragilisation du syndicat qui avait, par le passé, son mot à dire dans des négociations avec le pouvoir. Qui est responsable de cette situation, selon vous ? Vous savez, les grèves existaient même au temps de Boumediène. Il y a eu plusieurs grèves, alors que la Constitution ne consacrait pas ce droit. Dans le statut des travailleurs, discuté à l’Assemblée à l’époque, je me suis opposé à l’article qui précise que le droit de grève est garanti seulement dans le secteur privé. J’avais dit que le droit de grève doit être consacré pour tous les travailleurs, ceux du secteur privé comme ceux du public. C’est la même chose aujourd’hui. Les intérêts du gouvernement ne sont pas forcément ceux des travailleurs. Il faut que chacun joue son rôle. Le syndicat ne cherche pas à prendre le pouvoir, mais il est un contre-pouvoir. Donc les responsables de cette situation sont ceux qui sont à la tête du syndicat et le pouvoir est aussi responsable de l’affaiblissement des partis politiques. A l’époque où j’étais secrétaire général adjoint, Boumediène recevait les membres du syndicat une fois par mois en présence d’Idriss Djazaïri et Smaïl Hamdani, le ministre du Travail, et Mohamed Chérif Messaadia qui était responsable du parti FLN. Lors de la réunion, il y avait toujours un échange d’informations et nous lui exposions les problèmes. Il y avait un débat responsable. Mais Boumediène ne nous avait jamais demandé de ne pas faire notre travail, comme nous n’avons jamais dit que nous faisions  partie du pouvoir. A l’époque, nous avons obtenu beaucoup d’acquis qui n’existaient pas  encore dans de nombreux pays, à l’image des œuvres sociales. Il y avait aussi une véritable justice sociale, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. - Vous venez d’évoquer l’exercice syndical à l’époque de Boumediène. L’UGTA était-elle plus libre à l’époque du parti unique ? C’est vrai qu’elle a été créée par le FLN dans des conditions particulières en 1956. Elle a réussi à se faire affilier à la Confédération internationale des syndicats libres (CISL). Là il faut revenir à l’histoire. A la création du FLN, il y a eu aussi celle du MNA. Ce dernier a créé, le 25 décembre 1955, l’USTA (Union syndicale des travailleurs algériens) pour pouvoir s’accaparer du monde du travail en Algérie et en France. Après sa libération de la prison, Abane Ramdane avait affiché sa volonté d’organiser la société : les travailleurs, les femmes, les jeunes… Il avait alors voulu créer des organisations spécifiques. Il avait pensé à Aïssat Idir, qui était président de la commission sociale du MTLD. Son objectif était de mettre en place une organisation avec des gens qui faisaient partie du MTLD et des syndicalistes et il y a eu des contacts avec tous les ceux qui étaient au sein des syndicats français. A la création de l’USTA, Abane, Ben M’hidi et Ben Khedda ont décidé de convoquer les syndicalistes pour créer une organisation. Et la première réunion pour la création de l’UGTA a eu lieu chez Boualem Bourouiba à Saint-Eugène, Alger. Le congrès de l’organisation a été organisé, le 24 février 1956, et la demande d’agrément a été déposée au niveau de la préfecture. Comme l’USTA a eu son agrément, ses responsables sont intervenus pour bloquer celui de l’UGTA. Il a fallu l’intervention de Ferhat Abbas auprès de Boumendjel qui était avocat à l’époque au barreau d’Alger pour débloquer le dossier. Après l’obtention de l’agrément, il fallait une affiliation à une organisation syndicale. A l’époque, il y avait trois internationales syndicales : la FSM qui était proche du bloc de l’Est et l’URSS, la CISL qui regroupait les syndicats de l’Europe de l’Ouest et les USA, ainsi que la Confédération mondiale du travail (CMT). Pour l’UGTA, la FSM a été rapidement acquise. Il lui restait la CISL. Pour y accéder, il fallait un parrainage de deux syndicats membres. Elle a été alors parrainée par l’UGTT (Tunisie), l’UMT (Maroc) et par l’AFL-CIO (deux syndicats américains fusionnés). C’est comme ça qu’elle s’est ouverte à toutes les tribunes internationales. Juste après, la centrale a organisé des grèves et a été suspectée d’avoir des liens avec le FLN, d’où l’arrestation de tout son secrétariat qui a vite été remplacé. Le 30 juin 1956, les Français déposèrent une bombe au niveau du siège de l’UGTA et ont réussi à récupérer tous les documents, ils ont découvert que l’organisation ne faisait pas que du syndicalisme. Elle a été alors dissoute, mais elle a continué à travailler dans la clandestinité. Tous les responsables ont rejoint Tunis, où le siège a été transféré, pour assurer la pérennité du syndicat. Ceux qui sont restés à l’intérieur activaient dans la clandestinité avec les travailleurs pour déclencher des grèves. Mais ils étaient en relation avec le maquis, parce le Congrès de la Soummam avait prévu d’installer des responsables syndicaux dans chaque wilayas. - Comment l’UGTA est-elle devenue l’organisation de masse du parti FLN ? Après l’indépendance, la centrale a joué un rôle considérable. Quand tous les cadres sont revenus sur Alger, il fallait participer à la reconstruction du pays et redresser la situation. L’UGTA a immédiatement pris ses fonctions et  s’est imposée comme une force. C’est grâce, notamment, à la fédération de l’éducation nationale, dans laquelle il y avait Aït Tahar, que la rentrée scolaire de septembre 1962 s’est déroulée dans de bonnes conditions. Le premier congrès a été tenu en janvier 1963. Avant il y avait un secrétariat provisoire. Avant le congrès, l’UGTA avait exposé au bureau politique du FLN, à sa tête Ahmed Ben Bella, sa volonté de s’émanciper. Mais, il a refusé et insisté pour que l’UGTA soit une organisation de masse du parti. Il y a eu un véritable bras de fer qui a débouché sur des négociations, couronnées par la signature d’un accord qui garantit l’autonomie de fonctionnement de l’UGTA. Celui-ci a été signé par Djermane, du côté de l’UGTA, et Rabah Bitat, du côté du FLN. C’est ainsi qu’il y a eu la préparation du premier congrès auquel j’ai assisté. Nous nous attendions à ce que ces assises se déroulent normalement. Mais, au jour J,  Ahmed Ben Bella est venu et s’est imposé. Il n’a pas seulement assisté à l’ouverture, mais à tous les travaux. Il a renié les termes de l’accord signé, affirmant qu’il n’accepte aucune autre force en dehors de l’armée. Pis, à notre retour de déjeuner, nous avons trouvé nos places occupées par des individus ramenés de l’extérieur qui n’avait aucun lien avec l’UGTA. Ils ont donc imposé leur congrès en installant Djermane à la tête de l’organisation. Bis repetita, lors du deuxième congrès qui a eu lieu en avril 1965. Mais cette fois-ci on s’était préparés. Le jour du congrès, Ben Bella est venu également avec son candidat qui est Benhamissi. Nous, nous avons proposé Boualem Bourouiba qui avait été éliminé par Ben Bella lors du premier congrès, sous-prétexte qu’il était communiste. Il a fallu alors faire des concessions. Donc les deux candidats ont été éliminés et le choix a été porté sur Mouloud Oumeziane, un syndicaliste de Constantine et son secrétaire général adjoint était Boualem Bourouiba. On était satisfaits. Mais on a toujours mené un combat d’usure pour sauvegarder l’autonomie de l’UGTA. Et le rapport de force était maintenu jusqu’en 1988. Avec la nouvelle Constitution de 1989, l’UGTA est devenue un syndicat n’ayant aucun lien ni avec le pouvoir ni avec les partis politiques. Malgré cela, le secrétaire général de l’époque, Tayeb Belakhdar, voulait revenir dans le giron du FLN. Ce n’est qu’à l’arrivée de Benhamouda que le problème a été réglé. Malheureusement, après son assassinat, la situation s’est aggravée. - Mais à l’époque de Boumediène, l’UGTA est restée comme une organisation de masse du parti unique… Oui, elle était une organisation de masse. Mais, en réalité, nous faisions ce que nous voulions à l’intérieur de l’UGTA. Il y avait à l’intérieur toutes les tendances. Les problèmes commençaient à se poser avec la mise en place du fameux article 120. J’ai vécu cette époque. Il y avait une directive du FLN que la centrale devait appliquer, selon laquelle tous les responsables nationaux doivent être militants du parti. Nous avons joué un rôle positif et nous avons pu résoudre un nombre important de litiges concernant les responsables des structures des entreprises. Seuls les militants du PAGS ne jouaient pas le jeu en refusant d’adhérer au FLN.  

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