mercredi 24 février 2016

«Le syndicalisme est porteur d’idées de progrès et de modernité»

Malgré ses nombreuses tares, l’UGTA ne doit pas disparaître, car elle entraînerait la disparition de l’identité sociale au profit des courants conservateurs et réactionnaires dans la société», analyse le sociologue Nacer Djabi qui scrute les dynamiques qui agitent la société. Pour pouvoir sauver «la maison du peuple», il préconise un renouveau doctrinal de la centrale syndicale qui passerait nécessairement par son émancipation de la tutelle du pouvoir. - L’UGTA célèbre aujourd’hui le 60e anniversaire de sa fondation, en quelques phrases, quel est le regard que vous pouvez faire sur cette expérience ? Elle est partie du projet national, comme l’est l’UMT au Maroc et l’UGTT en Tunisie. Son histoire est intimement liée à celle du Mouvement national, elle représente son aspect ouvrier et syndical. C’est grâce aussi au syndicalisme que le Mouvement national a pu obtenir des soutiens à l’international et à la mobilisation de la frange ouvrière en faveur de l’indépendance. Elle a produit une élite importante pour le compte du mouvement indépendantiste et ensuite au profit de la construction de l’Etat national. Elle a pris une part importante dans la construction doctrinale en donnant au Mouvement national une dimension sociale et progressiste et d’ouverture sur le monde. Et si le mouvement nationaliste s’est appuyé exclusivement sur les forces issues de la campagne, et la petite bourgeoisie, il n’aurait pas pu avoir cette dimension. En définitive, le mouvement syndical a fondamentalement contribué à la formation de l’idée nationaliste. La culture sociale et égalitariste imprégnée à l’Etat après l’indépendance vient de l’apport de syndicalistes. Plus que l’UMT et l’UGTT, l’UGTA historique était très ouverte sur les idées de progrès et de modernité grâce à ses liens avec le mouvement ouvrier international. C’est aussi l’UGTA qui a donné le cachet moderniste de l’Etat qui malheureusement s’est amenuisé depuis, durant ces dernières années. Il faut rappeler que ce rôle est venu des années 1920, en accompagnant le mouvement indépendantiste jusqu’à la formation concrète de l’organisation en 1956 puis durant la guerre. - Mais dès l’indépendance, le rôle du mouvement syndical et de l’organisation UGTA n’a-t-il pas été dévoué ? L’un des points faibles de l’UGTA réside dans son lien quasi organique avec le politique et le parti. Elle n’a pas su couper le cordon et  s’est trop politisée et cela s’explique par les raisons de la naissance de l’Etat national. Le lien avec le Mouvement national s’est transformé en un «mariage» avec le parti et l’Etat par la suite. Ce mariage a eu une conséquence néfaste sur le syndicat. Une dérive. De l’indépendance à nos jours, la crise de l’UGTA est partie de la crise de l’Etat national et du système politique. - Comment la centrale syndicale n’a pas pu se séparer du système après l’ouverture démocratique ? C’était le moment historique idéal qui devait consacrer l’autonomie de l’UGTA mais, encore une fois, à cause du contexte de l’époque marquée par une crise sécuritaire, cette rupture n’a pas pu se faire. Pis encore, le lien organique s’est davantage renforcé au point que l’on retrouve toutes les tares du système politique  au sein de l’organisation syndicale. Absence de  démocratie au sein des institutions, faiblesse de la tradition électorale, absence de renouvellement des élites, la dimension rentière, l’allégeance, le régionalisme sont autant de tares qui caractérisent le système politique que l’on va retrouver dans l’UGTA. Le lien organique a négativement influencé l’UGTA. A chaque crise du pouvoir, elle aura ses prolongements dans la centrale. Et ce, depuis les années 1940. L’UGTA devait voir le jour en 1946, mais la crise du PPA-MTLD a retardé cette naissance. Après l’indépendance, le mouvement ouvrier n’a pas pu s’imposer comme force autonome en raison de la crise du pouvoir. Et avec Boualem Benhamouda et son charisme alors qu’elle devait s’émanciper, le pays est plongé dans une véritable crise qui a empêché cette démarche.   Là repose en réalité toute la problématique de l’indépendance et de l’autonomie dans le système politique algérien. Le système n’a pas seulement peur de l’opposant, mais surtout de l’indépendant. L’idée d’avoir des idées, une politique et une organisation libres en dehors du système font peur. - Soixante ans après, l’UGTA s’est totalement fondue dans le système... Le courant qui milite pour son autonomie est extrêmement faible. Les forces sociales autonomes ont toujours été faibles à l’intérieur vu  le choix social fait par  le système politique et qui a coupé l’herbe sous le pied. Que pouvait-on dire à Boumediène qui déclarait aux travailleurs : «Je suis en train d’appliquer votre programme !» Cela étant dit, le système de Ben Bella et de Boumediène redoutait fortement les travailleurs et leur représentant syndical. L’UGTA était plus représentative que le parti quantitativement et qualitativement. Un système faible a toujours peur d’un syndicat puissant et fait tout pour l’affaiblir. Les prémices d’une autonomie ont été vite étouffées par le régime de Ben Bella. Le fait que l’UGTA ait produit de grandes figures, qui faisaient de l’ombre, faisait peur aussi. Et c’était le cas de Benhamouda au début des années 1990. Il était un acteur syndical et politique central et charismatique face à des chefs de gouvernement faibles. - Que reste-t-il des bastions ouvriers comme Rouiba, El Hadjar, le port qui ont joué un rôle important dans la vie nationale ? Ils étaient les fiefs des luttes sociales, des indicateurs importants de la vie politique et sociale du pays. Quand Rouiba bouge, c’est le début d’un mouvement politique d’une dimension nationale. Maintenant, les données ont complètement changé, nous sommes dans un autre moment historique. Le mouvement syndical algérien était plus ouvriériste contrairement à l’UGTT qui s’appuyait plus sur la couche moyenne des fonctionnaires. L’UGTA s’est renfermée sur elle-même à partir de son 3e congrès qui était le coup fatal. Elle s’est éloignée de sa base sociale. Elle a changé de fonction, en lieu et place de mobiliser les travailleurs pour la défense de leurs droits, elle les mobilise en faveur de la réalisation des projets politiques du pouvoir. La direction de l’UGTA est devenue le représentant du pouvoir chez les travailleurs. Boumediène l’avait utilisée comme instrument pour combattre ses adversaires à l’intérieur du système. Il avait exploité la direction de l’UTGA en l’embrigadant dans un jeu politique interne au pouvoir en échange de privilèges personnels. Aujourd’hui, la carcasse syndicale n’exprime plus les aspirations des travailleurs et ne saisit pas les mutations sociales. Elle n’a pas pu forger des alliances avec la couche moyenne. Il y a eu un malentendu historique. Par ouvriérisme, la direction s’est éloignée des cadres qui représentent les couches moyennes qui non plus n’ont pas pu développer leur propre syndicat. Ils sont devenus méfiants à l’égard du syndicalisme. Et ce conflit a eu pour conséquence l’affaiblissement du secteur public en général et l’affaiblissement des deux parties — ouvriers et cadres — aux dépens des  politiques publiques et contre la modernité en Algérie. Nous avons vu comment a été liquidé le secteur public. - Quels sont les défis qui se posent à l’UGTA aujourd’hui ? De grands problèmes se posent à la centrale syndicale. Le rapport : femmes et travail féminin. Des secteurs importants et entiers se féminisent que l’UGTA n’a pas pu intégrer, cela traduit son incapacité à s’adapter aux mutations que connaît le monde du travail. C’est un appareil bureaucratique totalement coupé des travailleurs, chargé d’appliquer des politiques précises. La centrale continue à exister uniquement dans le secteur public économique sous le monopole de l’Etat. Elle a perdu des secteurs comme l’éducation, la santé, la fonction publique ; elle ne capte pas les nouvelles générations de travailleurs. L’urgence est de réhabiliter, aux yeux des jeunes travailleurs, la culture du syndicalisme. L’UGTA aujourd’hui a besoin d’un renouveau doctrinal et organisationnel. - Comment évaluez-vous le travail accompli par les syndicats autonomes dont l’essentiel de l’encadrement est venu de l’UGTA ? Au plan sociétal, ils sont l’acteur syndical principal, mais ils font face aussi à des défis. Comment sortir du corporatisme, l’unité d’action et de coordination qui ne devrait pas se limiter seulement au moment des grèves ? Comment élargir leur base syndicale ? Comment avoir une large représentativité en donnant une place dirigeante aux femmes qui dominent pourtant le milieu professionnel ? Comment faire en sorte pour réhabiliter une nouvelle génération de syndicalistes  ? Il faut comprendre que le syndicalisme est un phénomène complet, un miroir de la société. Ces dernières années, il s’est produit un phénomène : l’apparition de nouvelles élites au pouvoir tout comme celles des partis qui au mieux ne connaissent pas le travail syndical, au pire et sous l’emprise de l’idéologie néolibérale sont contre l’idée et l’action syndicales. Elles viennent essentiellement des petites villes et des campagnes et socialement elles appartiennent à la petite et grande bourgeoisie, propriétaires terriens. Pour elles, l’Algérie peut devenir une grande nation avec une grande économie et n’imaginent pas que cela passe nécessairement avec un syndicalisme puissant. L’idéologie néolibérale, sans syndicat et sans ouvrier. L’idée du progrès nécessite le syndicalisme. - Vous dites que l’UGTA doit se renouveler, ne faut-il pas plutôt la brûler ? Il faut laisser faire l’histoire. Il y a deux hypothèses et non pas trois. Soit l’UGTA se démocratise, donne la parole et la décision à ses adhérents et aux travailleurs, renouveler ses structures, s’ouvrir pour qu’elle puisse s’aérer, s’émanciper du système politique, élargir sa représentativité, s’adapter aux mutations sociales. C’est un chantier colossal. Sinon, elle restera comme elle est aujourd’hui, elle mourra d’étouffement. Mais il faut dire que la direction de la centrale continue de jouer un rôle politique à l’occasion d’élection ou à la faveur de lutte de clans. L’équipe actuelle de l’UGTA passe plus de temps avec le patronat qu’avec les travailleurs. Sidi Saïd ressemble à Bouteflika, des années à la tête de l’organisation, ne croit pas aux élections, a cassé les structures intermédiaires... Certains dirigeants syndicaux sont devenus de potentiels patrons.  La disparition du syndicat est une perte, il ne faut pas se réjouir d’un tel scénario. Parce que cela aura pour conséquence directe l’affaiblissement du monde du travail, de l’idée du progrès, de citoyenneté. Son affaiblissement renforcerait les courants conservateurs et réactionnaires dans la société. Cela engendrerait la disparition de l’identité sociale au profit des autres identités prénationales et présociales, des identités communautaristes. Et on commence à voir ce phénomène s’exprimer dans notre société. Il faut dire que la crise de l’UGTA durera tant que durera celle du système politique. Le meilleur moyen pour la sauver est de la séparer du pouvoir.

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