lundi 18 juillet 2016

Smaïl Goumeziane. Economiste, historien et spécialiste de la Méditerranée «Les mouvements extrémistes et djihadistes ne sont pas le produit de l’islam mais celui de l’époque et de ses tensions»

Votre livre L’islam n’est pas coupable, paru aux éditions EDIF2000, est un véritable plaidoyer qui casse bien des clichés sur l’islam et les musulmans, développés en permanence par certains milieux politiques, notamment en Occident, et par certains médias Mainstream qui continuent de traiter la violence terroriste du seul point de vue «islamique». Pourquoi et comment s’est manifesté ce besoin de «défendre» l’islam ? Je savais, depuis longtemps, que l’islam était au cœur d’enjeux politiques, économiques et sécuritaires. Depuis quelques années, il est désormais au cœur des conflits mondiaux. Pis, il en est devenu le principal accusé, pour ne pas dire le seul, de tous les crimes commis. Au point que dans la sphère politico-médiatique occidentale, de nombreux et prétendus «spécialistes» assènent quotidiennement et à qui veut l’entendre que cela n’a rien d’exceptionnel, puisque l’islam, dans ses textes fondateurs, serait «congénitalement» violent, raciste et même sexiste. Frappés d’une amnésie sélective à grande échelle, ces «experts» prononcent ainsi leur verdict sans véritable justification, lui préférant le mensonge outrancier et même le recours à l’insulte. En un mot, selon tous ces faiseurs d’opinion, toutes les violences terrestres n’auraient qu’une seule origine : l’islam. Ce faisant, ces «spécialistes» propagent la peur au sein de populations déjà fortement éprouvées au quotidien par toutes sortes de violences politiques, économiques et sociales. Pour finalement jeter l’opprobre et l’anathème sur toute ou partie de la «communauté musulmane» mondiale. Au lieu de chercher la paix dans la tolérance et le respect communs, ils poussent chaque jour davantage au fameux «choc des civilisations» cher à Huntington. Face à cette stratégie du mensonge, du dénigrement, de la haine et de la confrontation, et au silence assourdissant, voire à la connivence, de bien des intellectuels musulmans, il était difficile de se taire. Il fallait un autre discours, sur le seul registre qui vaille : celui de la paix, de la tolérance et de la liberté. Il me fallait donc participer, à ma manière, à ce «débat interdit» tant par ces juges autoproclamés d’un nouveau genre, que par les terroristes eux-mêmes, leurs idéologues et leurs mandataires. Afin de témoigner, en mon âme et conscience des valeurs réelles de l’islam, de son histoire et des violences qui lui ont été infligées depuis des siècles, de l’intérieur et de l’extérieur de la communauté, pour de multiples raisons politiques, économiques et sociales et pour arriver à cette connaissance, je m’en suis remis, avec raison, à mes certitudes comme à mes doutes, à ma propre capacité de jugement comme à mon libre arbitre. Pour cela, j’ai fait aussi appel à mon expérience personnelle, professionnelle et politique du monde musulman et plus largement du monde des citoyens. En bref, du monde des humains. En ayant recours au meilleur des instruments : la connaissance. Pour en partager, à travers ce livre, les fruits de façon critique, sereine et non dogmatique avec le plus grand nombre. Pour autant, ce livre n’est, bien entendu, pas toute la vérité, même s’il essaie, à sa mesure, de s’en rapprocher. Car, les musulmans le savent, la vérité n’appartient qu’à Dieu, et toute connaissance humaine est relative. On parle souvent de politisation de l’islam comme principale cause de l’apparition de mouvements extrémistes en son sein. Il se trouve pourtant que la démarche du Prophète Mohamed, au début de la Révélation, n’a pas manqué de substrat politique, notamment dans la façon d’attirer les chefs de Qoreïch à la nouvelle religion ou de résister à leurs attaques … En effet, l’examen historique permet de conclure qu’aussi bien l’islam que les musulmans sont, depuis la mort du Prophète Mohamed en 632, et sur fond de violences multiples, victimes d’un triple piège : celui d’un dogme religieux des plus rigides, construit et imposé par des «savants», sous la contrainte des pouvoirs politiques des différents empires musulmans ; celui d’autoritarismes politiques, en lutte permanente pour le pouvoir et pour des intérêts égoïstes bassement terrestres et matériels ; celui d’un système capitaliste qui, depuis ses origines esclavagistes jusqu’à sa mondialisation, en passant par sa forme coloniale, s’est imposé de manière violente à bien des pays, dont ceux du monde musulman. A l’origine, en termes politiques, l’action la plus fondamentale du Prophète fut, sans conteste, «le Pacte ou la Constitution de Médine», — la première Constitution de l’histoire —, qui assura, par la négociation et le compromis avec toutes les composantes de la société médinoise, la défense de la nouvelle religion contre les agresseurs polythéistes mecquois, pour finir par une victoire éclatante par la non-violence lors du retour à La Mecque. Cependant, dès sa mort, et progressivement, il ne fut plus question de défendre l’islam par la persuasion, la négociation et le compromis, mais de le mettre au service du politique à des fins de consolidation et d’expansion du pouvoir terrestre, souvent dynastique. De ce point de vue, la période des quatre premiers califes «bien guidés» est essentielle en ce qu’elle traduit la transition progressive du «pouvoir politique tribal» vers le «pouvoir politique califal». Un pouvoir d’autant plus difficile à mettre en place qu’aucun mode d’organisation politique n’est concrètement défini par la révélation ou même par Mohamed, si ce n’est avec la «Constitution de Médine». Par rapport au tribalisme et à son mode de gouvernance, la période des quatre premiers califes montre que la rupture avec celui-ci fut surtout affaire de religion. D’un point de vue religieux, la victoire du monothéisme sur le polythéisme est évidente. Mais, contrairement à la révolution religieuse qu’entraîne la Révélation, le changement politique et économique, moins profond, se réalise sans rupture fondamentale avec le tribalisme. Sous couvert de défendre l’islam et d’en assurer l’expansion, on laissa perdurer trois éléments fondamentaux du tribalisme : les successeurs de Mohamed sont tous membres influents de la tribu Qoreïch (la fameuse assabiya) ; les rivalités, la guerre et la violence, y compris entre tribus désormais musulmanes, — mais d’ethnies diverses, d’écoles juridiques multiples, de rites divergents et de courants théologiques rivaux et plus ou moins instrumentalisés par le politique —, caractérisent l’empire émergent, surtout après le coup de force de Muawiya contre Ali ; l’économie de butin reste essentielle pour assurer la pérennité du pouvoir, même si de nouvelles règles de partage sont définies, et si le butin coexiste avec les nouvelles règles de l’impôt islamique. Le génial Ibn Khaldoun, au XVe siècle, donnera une explication scientifique à tout cela : ce passage du tribalisme à l’empire califal n’est pas le résultat d’une quelconque injonction divine, il est le fruit des contradictions «naturelles et humaines», y compris dans le domaine de la religion. Car, d’une part, il ne peut y avoir de civilisation humaine sans politique, toute société devant avoir un «modérateur» qui la gouverne et constitue son recours, dans le cadre de «l’équilibre des forces» voulu par Dieu. Et, d’autre part, le rôle de ce régulateur dépend de l’état des techniques, des besoins et des intérêts contradictoires. Il en sera ainsi tout au long des différents empires musulmans qui se constitueront au cours de l’histoire puis, après leur chute, avec l’avènement des conquêtes coloniales occidentales jusqu’à l’ère de la mondialisation. Des intellectuels médiatiques continuent de qualifier Daech «d’Etat islamique» alors qu’il s’agit d’une organisation terroriste. Vous soulignez d’ailleurs dans votre ouvrage le danger de cet amalgame qui semble être fait sciemment … En effet, au plan international, l’Etat islamique n’est pas officiellement considéré comme un Etat, mais comme une organisation terroriste aussi bien par l’ONU que par l’Union européenne, les Etats-Unis, l’Australie, le Canada, la France, le Royaume-Uni et bien des pays musulmans, comme l’Indonésie, le Liban, l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Turquie et même… l’Arabie Saoudite. Pourtant, dans les cercles médiatiques et politiques occidentaux, on se fait un malin plaisir à le considérer comme «Etat», «islamique», et ses combattants multinationaux sont désignés comme «djihadistes», ce qui ferait d’eux des résistants animés par les principes du djihad coranique. Une manière de lier islam et terrorisme et aussi de «confondre» résistance (comme celle du peuple palestinien) et terrorisme. Or, sur ces trois vocables, l’unanimisme médiatico-politique participe de la falsification de la réalité. En effet, sur le terrain, Daech constitue, en tant que forme achevée du terrorisme d’Etat, une imposture polymorphe. Il n’est qu’un «Etat» artificiel, aux frontières se déplaçant en permanence, qui ne se contente pas de financer, de soutenir, d’héberger ou d’armer des terroristes — comme le font encore certaines fortunes d’Arabie Saoudite et d’ailleurs —, mais qui est lui-même une organisation purement et simplement terroriste, y compris et surtout à l’égard du monde musulman. Plus concrètement, comme je le développe dans le livre, Daech n’est qu’un proto-Etat, sans territoire internationalement reconnu, ne disposant d’aucune ressource légale. Par ailleurs, ni du point de vue des textes sacrés auxquels il se réfère en permanence ni du point de vue de son fonctionnement, Daech n’est «islamique». Encore moins du point de vue de ses objectifs. Le «califat» institué en 2014, tout comme la proclamation de Baghdadi en tant que calife — reconnus par aucun pays musulman — n’ont aucun sens en termes islamiques et aucun lien avec la réalité historique du califat, notamment celles des quatre premiers califes «bien guidés». Il ne respecte aucun des principes de la guerre édictés par le Prophète, tels que rappelés dans mon livre. Enfin, Daech ne pratique pas le djihad. Les «combattants» de Daech ne sont pas des «djihadistes» au sens de l’islam. Ils ne sont ni dans le cas du grand djihad (l’effort sur soi et contre ses passions) ni dans le petit djihad (la guerre de résistance), encore moins dans ce que j’appelle «le djihad de l’Amour» (l’adoration et la contemplation de Dieu) cher aux soufis. Au contraire, Daech agresse des pays principalement musulmans et internationalement reconnus, même si leurs régimes officiels sont autoritaires et tout aussi violents, et accapare de façon illégale et violente leurs ressources naturelles et financières, en assassinant des populations majoritairement musulmanes. En fait, et Daech le reconnaît implicitement à travers sa «stratégie de la sauvagerie et du chaos» — qu’on retrouve, de manière synthétique dans un ouvrage intitulé L’Administration de la sauvagerie : l’étape la plus critique à franchir par la Oumma, publié en 2004 sur internet —, ses combattants ne sont là que pour terroriser le monde et semer la mort au sein de populations innocentes, bafouant ainsi les fondements mêmes du message coranique : «Quiconque tue un être humain non coupable d’un meurtre ou d’une corruption sur Terre, c’est comme s’il avait tué toute l’humanité… Et quiconque fait don de la vie à un être humain, c’est comme s’il faisait don de la vie à toute l’humanité.» (Coran 5/32). De l’analyse historique, vous concluez que le «monde arabo-musulman» subit depuis longtemps de nombreuses violences infligées à la fois par l’impérialisme, par l’autoritarisme et par le terrorisme. Au point, comme vous le soulignez, que ce monde arabo-musulman est désormais «l’épicentre des conflits» à l’échelle de la planète. Pour sortir de ces violences multiples et de cette spirale infernale, vous appelez d’ailleurs à une révolution multiforme, dont l’essence se base sur l’idée de démocratie, de justice et de liberté. Le combat contre ces violences passerait donc par une libération des peuples ? Comme le montre ce livre, depuis la disparition du Prophète, le monde musulman, comme d’autres régions du monde, a toujours été traversé par de multiples conflits. Jusque-là, rien d’exceptionnel, les hommes étant mus par des intérêts contradictoires. Or, après la chute du Mur de Berlin, à l’été 1989, et l’acceptation, quelques mois plus tard de la réunification de l’Allemagne par l’URSS finissante, on pensa que la fin de la guerre froide allait advenir et avec elle la fin de tous les conflits dans le cadre d’une «mondialisation heureuse». Ce fut une erreur. Nonobstant le tragique conflit à caractère colonial entre la Palestine et Israël, qui perdure depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’expansion des conflits à l’ensemble du monde musulman peut être datée du 2 août 1990, lorsque Saddam Hussein, le chef de l’Etat irakien, a envahi le Koweït, déclenchant la riposte américaine. Depuis, alors que le niveau de conflictualité avait baissé dans la plupart des régions de la planète, le monde musulman est devenu la principale zone de conflits et de violences de l’après-guerre froide, pour au moins trois raisons essentielles. D’une part, la zone constitue le bassin énergétique mondial dont il faut s’assurer le contrôle à tout prix. D’autre part, la zone est devenue le principal marché de l’armement, dont il faut assurer l’expansion. Enfin, la région, où les oppositions démocratiques ont été bâillonnées, réprimées et laminées, reste le lieu de rivalités intestines entre divers projets autoritaristes et/ou «islamistes» concurrentiels qu’il faut, selon le cas, s’allier, combattre ou attiser au gré des intérêts du moment. Tout cela fait de cette région le cœur d’enjeux géostratégiques planétaires. Dans ces conditions, la région ne pouvait devenir que le plus grand charnier à ciel ouvert de l’après-guerre froide, dont les principales victimes demeurent les populations musulmanes elles-mêmes. Qu’on en juge. Depuis les années 1980, celles de l’émergence de la mondialisation, de la fin de la guerre froide, de l’expansion de l’islamisme politique et du terrorisme, les différents conflits de la région se sont soldés par près de trois millions de morts, en très grande majorité musulmans, par plus de dix millions de personnes déplacées et par plusieurs millions de réfugiés éparpillés de par le monde. Pour ces raisons, la sortie de cette spirale infernale ne se résumera pas à la seule défaite de Daech. Il faudra libérer les populations de la région de toute forme d’oppression et de domination, interne et externe, en termes politiques, économiques et sociaux. C’est dire qu’une véritable transition, pacifique et démocratique, est incontournable dans toute la région, dont les Printemps arabes ne furent qu’une étincelle. Selon vous, islam et démocratie ne sont pas antinomiques. Pour autant, ne faut-il pas extraire le premier des lectures dogmatiques, et adapter, pour la seconde, le principe de laïcité aux réalités des sociétés musulmanes ? Qu’on ne s’y trompe pas, la situation conflictuelle dans le monde musulman ne résulte pas, comme voudraient le faire croire les «spécialistes», d’une antinomie entre islam et démocratie ou entre islam et modernité. Au contraire, comme je le démontre dans le livre, c’est parce qu’à diverses étapes de leur histoire, les sociétés musulmanes ne se sont pas modernisées, en termes politique, économique et social, et n’ont pas pu construire leur propre processus vers le développement et la démocratie, que leur religion a été soumise au dogme et au refus de l’ijtihad, et donc contrainte à l’immobilisme. En effet, l’islam comme les autres religions perdirent plus ou moins durablement leurs dynamiques de progrès, de liberté, de tolérance et de paix au contact, souvent brutal, de l’autoritarisme sous toutes ses formes (impérialisme, esclavagisme, colonialisme, stalinisme, nazisme, nationalismes, ultralibéralisme…). Aujourd’hui comme hier, les mouvements «extrémistes», «djihadistes» ou «sectaires» ne sont pas un pur produit de l’histoire musulmane, mais celui de l’époque, de ses tensions, de ses distorsions, de ses pratiques, de ses désespérances.  C’est dire que tout retour aux principes et valeurs originelles de l’islam passe, inéluctablement, par une libération de la religion de sa soumission à toute forme de système autoritaire. Car, il ne s’agit nullement de moderniser l’islam, mais de moderniser les sociétés musulmanes. Or, pour l’heure, cela n’est envisageable que dans un cadre démocratique patiemment et pacifiquement construit dans chaque pays majoritairement musulman, selon son histoire, la diversité de sa population et de ses traditions. Parlons plus précisément du Maghreb. Aujourd’hui, les enjeux géostratégiques et les intérêts multiformes des différents acteurs, dont les superpuissances, dans la région font que les frontières deviennent perméables à toutes les influences. Face à cela, quelle serait, à votre avis, l’attitude à conseiller aux pays du Maghreb ? La mobilisation et la lutte contre la terreur sous toutes ses formes et ses réseaux mondialisés supposent des conditions et des moyens énormes à tous les niveaux. En Syrie, en Irak et en Libye, on voit chaque jour les limites et les contradictions des seules interventions militaires ou sécuritaires, tant l’ennemi est «multiple» et difficile à circonscrire sur un seul territoire. Dans ces conditions, point de solution viable à l’horizon pour les millions de personnes qui fuient les bombes, les attentats, la répression et les multiples exactions. Le combat militaire et diplomatique dans le cadre onusien est certes nécessaire, mais il doit se conjuguer à d’autres combats dans d’autres domaines et avec d’autres moyens. Pour le Maghreb, les principes qui devraient guider l’action des pouvoirs publics et des sociétés civiles seraient : liberté pour tous les peuples de la région ; non-ingérence militaire dans les rivalités «fabriquées» entre peuples musulmans ; priorité à l’intervention diplomatique, pacifique et démocratique pour établir et sauvegarder la paix dans la région. Dans ce cadre, outre la mobilisation pour la sauvegarde de l’intégrité et de la sécurité des territoires des différents pays, les actions devraient cibler trois batailles essentielles : «la bataille de l’opinion», «la bataille de l’éducation» et «la bataille politico-économique». Peut-on avoir une esquisse sur le sens et le rôle de ces «batailles» que vous évoquez d’ailleurs dans votre ouvrage ?   a) La «bataille de l’opinion» : une des premières voies de la mobilisation se situe au niveau de la connaissance encore plus approfondie de ces fléaux que sont le terrorisme et l’autoritarisme dans le monde musulman. D’autant que leurs effets restent encore largement méconnus et leur propagande sur internet et sur les autres canaux de communication continuent de fabriquer de la terreur et de faire des émules ou des victimes, notamment parmi les milliers de jeunes sans emploi, désœuvrés, déstructurés et en mal de révolte ou d’héroïsme macabre. Et le plus vite serait le mieux, car ces fléaux engendrent chaque jour de nouvelles recrues et de nouveaux ravages au Maghreb, notamment en Tunisie et en Libye, et jusqu’en Egypte. Il faut aussi, au Maghreb, comme en Occident, porter et affronter pacifiquement et sans complexe le débat autour de l’islam et de son instrumentalisation à des fins inavouables et criminelles. Il s’agit, notamment, et de façon systématique, de mettre à nu tous les mensonges et les amalgames proférés et distillés sous toutes les formes par la propagande «politico-médiatique» d’où qu’elle vienne. A titre d’exemple, il en est ainsi de la gestion guerrière du «califat» par Daech justifiée au nom du «djihad». Or, le livre le montre, Daech ne respecte pas les règles devant régir les situations de guerre telles qu’édictées par le Prophète Mohamed, en particulier celles concernant la légitimité de la guerre et le respect de l’intégrité physique des ennemis : interdiction de s’en prendre aux populations non impliquées militairement dans la guerre, notamment les vieillards, les enfants et les femmes ; interdiction d’anciennes pratiques tribales, comme les mutilations physiques ou les décapitations et la torture ; primauté à la recherche de la paix sur la guerre ; interdiction de verser le sang des musulmans... Ce faisant, c’est dans son objectif de «sauver» l’islam originel et les musulmans que Daech s’éloigne le plus… de l’islam. En effet, à travers ses actions, Daech a contribué tout autant, voire davantage, que les régimes autoritaires «musulmans» du Moyen-Orient, ou que les interventions impérialistes à la dégradation de la vision de l’islam et de la vie des musulmans, en faisant de ceux-ci sa cible prioritaire. D’où la multiplication des prétendus affrontements «interconfessionnels». Récemment encore, à Baghdad, un attentat sauvage n’a-t-il pas fait plus de 293 victimes musulmanes ? Autre exemple : ne serait-il pas temps, après les avoir identifiés, de mettre de côté les intérêts énergétiques et militaires qui lient nombre de pays occidentaux à l’Arabie Saoudite, — pays qui procède à plus de décapitations que Daech—, pour envisager, ne serait-ce qu’un instant, des sanctions économiques ou politiques à son égard compte tenu de son rôle avéré dans l’expansion du wahhabisme, du terrorisme et de l’intervention conséquente des Américains et de leurs alliés dans la région ? Les lobbys pétroliers et ceux de l’armement y seraient-ils disposés ? Rien n’est moins sûr. b) La bataille de l’éducation : au-delà de toutes ces clarifications auprès de l’opinion par le biais du débat libre et de la controverse respectueuse, le combat contre le terrorisme et pour la démocratie suppose un sérieux travail pédagogique auprès d’une population particulière : celle des jeunes, principales victimes des violences. Ce travail de fond doit être mené au cœur de leur espace privilégié : l’école. D’abord, en accordant une place centrale à l’éducation en général, ce qui est loin d’être le cas. Car au Maghreb, notamment, l’illettrisme et le décrochage scolaire demeurent les terreaux les plus fertiles aux idéologies les plus rétrogrades et un des freins principaux à la connaissance, y compris de sa propre religion. Ensuite en accordant une place particulière à la connaissance rationnelle et à certaines disciplines au sein de l’école au sens large (depuis le primaire jusqu’au supérieur) : sciences, économie, politique, mais aussi philosophie, histoire des religions, des identités et des droits humains. Et pourquoi pas, une histoire des violences et de leurs causes depuis les origines de l’humanité ? Car, mieux appréhender les violences et leurs sources, c’est mieux préparer la paix pour tous. c) La bataille politico-économique : plus fondamentalement, au-delà du combat militaire et diplomatique et de ces «batailles de l’opinion et de l’éducation», mettre un terme à tous ces conflits implique de s’attaquer aux racines profondes du mal. Et pour cela engager ou poursuivre la bataille politico-économique : celle de la démocratie et de la paix. Qui consiste notamment à prendre, avec audace et pugnacité, dans la plus large concertation, y compris avec les sociétés civiles, des mesures politiques et économiques, et plus largement environnementales, sociales, culturelles et cultuelles à même d’assécher politiquement et économiquement toutes les violences. Avec audace et pugnacité, car très souvent de telles actions bouleversent beaucoup d’idées reçues, des intérêts solidement (parfois illégalement) établis et de nombreuses pratiques délictuelles, parmi lesquelles les rentes de monopole ou de situations et la corruption. Au niveau national de chacun des pays maghrébins, comme au niveau international. Dans cette perspective, il est apparu, dans ce livre, que la démocratie et sa citoyenneté constituent aujourd’hui des objectifs communs à toute l’humanité, et les seuls moyens pacifiques pour rassembler l’humanité dans son unité et sa diversité, y compris religieuse. Pour autant, il reste évident que les voies et moyens d’y parvenir sont aussi divers que les situations historiques de chacun des pays. Autrement dit, il n’y a pas de pays «prêts» pour la démocratie et la paix et d’autres qui ne le seraient pas, pour des raisons religieuses ou culturelles. Au contraire, «un pays ne doit pas être déclaré mûr pour la démocratie, mais il doit plutôt parvenir à la maturité par la démocratie». Il en est de même des populations. Cependant, si le cap est le même, il n’y a pas non plus de modèle unique de démocratie, ni de modèle unique de relations apaisées entre religion et politique, encore moins de modèle unique économique fondé sur l’efficacité productive et la justice, et ceux-ci ne se décrètent pas, pas plus qu’ils ne s’imposent par la force (l’Irak en est le tragique exemple, mais aussi, dans une certaine mesure… la Grèce), ni ne s’achètent au supermarché, comme de vulgaires produits de consommation. Ces «modèles» se construisent pas à pas dans chacun des pays, selon son histoire, ses particularités, ses ressources, ses faiblesses, ses forces, ses intérêts contradictoires et ses capacités de gestion. Au-delà du Maghreb, de telles démarches en pays musulmans supposent donc non seulement la compréhension adéquate des racines profondes des violences, mais aussi celles des fondements tout aussi solides de la pensée et de la pratique démocratiques en termes politiques et économiques, y compris dans la pensée et la pratique religieuses. Pour mener de telles démarches, les pays musulmans devraient pouvoir bénéficier du soutien des pays de démocratie avancée et des mouvements progressistes. Ceux-ci devraient encourager prioritairement et concrètement ceux qui, dans ces pays, sont les piliers réels de la démocratie universelle et qui tentent d’établir cette démocratie, son économie juste et productive et ses droits humains, et non les lobbys, leurs réseaux et leurs intérêts égoïstes et rentiers. C’est pourtant rarement le cas aujourd’hui, et ce n’est pas l’attribution, justifiée et méritoire, du Prix Nobel de la Paix à la Tunisie, en ce 9 octobre 2015, qui changera fondamentalement la donne, tant les intérêts géostratégiques à court terme l’emportent sur la vision commune à long terme. Dans bien des cas, au contraire, certains gouvernements démocratiques d’Occident y aident, par tous les moyens légaux et illégaux, certains régimes autoritaires, en contrepartie de marchés et autres projets économiques plus ou moins juteux — et sans aucun effet de développement —, ferment pudiquement les yeux sur les violations des droits et des libertés et sont, parfois, complices directs ou indirects de la répression exercée sur les mouvements sociaux. Quel que soit le chemin démocratique suivi, ou à suivre, la connaissance, la justice et la liberté en sont les instruments privilégiés. Des instruments dont la définition et l’usage sont recommandés aussi bien par les textes démocratiques internationaux, telle la Déclaration universelle des droits de l’homme, et les pactes subséquents, que par les textes fondateurs de l’islam. Comme le livre le montre, cette sorte de dialectique de la démocratie et des religions permettrait d’aboutir à une dynamique unitaire exceptionnelle permise par la «citoyenneté universelle» : celle d’une humanité tolérante, réconciliée avec elle-même et riche de son unité et de sa diversité. Tous les citoyens, croyants et non-croyants, rassemblés pour une gestion démocratique et pacifique des conflits d’intérêts, celle du «juste milieu». Pour la liberté, l’égalité, la justice, la fraternité et la paix devant Dieu et devant les hommes.

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