La protection et la restauration de La Casbah continuent à être otages des lenteurs bureaucratiques. Raison pour laquelle les experts de l’Unesco ont appelé, hier à Alger, après une réunion de trois jours sur le thème de la sauvegarde et de la revitalisation de La Casbah, la création d’une agence unique pluridisciplinaire, dotée de pouvoirs décisionnels pour se charger de l’exécution du plan d’action de sauvetage de cette ville historique. L’idée est approuvée, mais sera-t-elle mise à exécution ? La vieille ville d’Alger, appelée communément La Casbah, a été au centre de débats aussi passionnés que passionnants durant les travaux de la réunion d’experts internationaux et algériens, tenue à Alger du 20 au 23 janvier et consacrée à sa sauvegarde et sa revitalisation. Financée par le gouvernement japonais et organisée par le ministère de la Culture avec l’aide de l’Unesco, cette rencontre a permis de constater que la sauvegarde de ce haut lieu de l’histoire millénaire d’El Djazaïr continue d’être l’otage de la bureaucratie et de l’instabilité du pouvoir décisionnel. Pour sortir de cette impasse, les experts de l’Unesco ont plaidé pour «une agence unique pluridisciplinaire» chargée de la restauration et la sauvegarde, «qui soit dotée de tous les pouvoirs décisionnels pour éviter la fragmentation de l’opération de réhabilitation et faire en sorte qu’elles soient inscrites dans un plan d’ensemble cohérents». Et parce que pour eux le plan de sauvegarde de La Casbah est insuffisant, ils préconisent une relance dynamique de la réhabilitation, avec une vision plus large intégrant le centre historique à la ville d’Alger et un allégement des procédures administratives et juridiques. Ils plaident aussi pour une plus grande implication de la société civile et des habitants de La Casbah, la création d’emplois et de petits commerces, ainsi que l’ouverture d’établissements de formation aux métiers et aux savoir-faire traditionnels nécessaires à la restauration, l’amélioration du cadre de vie global dans le centre historique par le récupération d’espaces publics et l’implantation de centres sociaux attractifs à même d’offrir les services de base à aux habitants. La même préoccupation est exprimée par Nada Al Hassan, au nom des Etats arabes au Centre du patrimoine mondial de l’Unesco, tout en appuyant le suivi des travaux de réhabilitation entrepris actuellement. Cette idée de confier les travaux du plan de sauvegarde de La Casbah à une agence unique pluridisciplinaire avec des pouvoirs élargis a été bien accueillie par le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, qui voit en elle (l’agence) un «outil pratique» qui «compléterait» le travail accompli actuellement : «Ce travail doit se poursuivre. Il constitue une priorité pour le gouvernement. Un intérêt particulier lui est accordé.» Le ministre profite même de cette occasion pour exprimer la «disponibilité» de l’Algérie à «recevoir» les experts de l’Unesco pour des visites périodiques de suivi des travaux de réhabilitation de La Casbah d’Alger. Ces recommandations sont le résultat des débats de cette réunion (qui a pris fin mardi soir) et dont les travaux ont commencé par un état des lieux, les expériences dans d’autres pays, une visite à La Casbah et un débat entre experts algériens, espagnols, tunisiens, syriens, cubains, italiens, turcs, allemands et brésiliens, experts venant de pays qui ont une longue expérience dans la restauration des vieilles cités. Toutes les expériences dévoilées mettent en avant cette idée innovante qui met la dynamique économique et sociale au centre de la réhabilitation. Pour la Cubaine Madeline Manendez, la sauvegarde d’une ville comme La Havane «a nécessité l’élaboration d’un programme socioculturel de proximité et la création d’activités économiques à l’intérieur même de ce centre historique, afin de le rendre plus attractif» et pousser sa population à «être plus responsable et plus impliquée» dans sa préservation. La même stratégie est développée également par l’experte italienne Giulia Annalinda Neglia, en présentant la ville historique de Bari comme un exemple de réussite en matière de réhabilitation en affirmant «que le commerce et le tourisme constituent aujourd’hui une source de financement appréciable pour les opérations de restauration mais aussi pour l’amélioration du cadre de vie de la population...». De nombreux experts relèvent par ailleurs que la création de places publiques ou d’espaces communs à l’intérieur des sites historiques a donné des résultats assez intéressants dans de nombreux pays, devenus d’ailleurs des destinations touristiques importantes. Responsable de l’Association de sauvegarde de la médina de Tunis, le Tunisien Zoubeir Mouhli parle de l’expérience de son pays qui consiste à accorder aux propriétaires des vieilles maisons des crédits à taux bonifiés pour la restauration de leurs biens, mais avec des cahiers des charges et une réglementation très stricte en matière de protection des sites historiques. Si le débat autour des expériences des uns et des autres était intéressant et instructif, celui consacré à la sauvegarde de La Casbah a été, quant à lui, très passionné, notamment en cette journée du mardi où il était question de discuter et de faire la synthèse des éléments de pertinence sur la visite à La Casbah. Les intervenants aussi bien étrangers qu’algériens étaient stupéfaits par les dégradations constatées à travers les constructions sur les terrasses, la disparition des fontaines, des commerces traditionnels, l’introduction de matériaux étrangers au mode de construction, comme le béton, la disparition de nombreuses ruelles ensevelies sous l’effondrement des bâtisses, etc. Certains vont tenter de remettre cette situation dans son contexte. «Juste après l’indépendance, la préservation de La Casbah ne faisait pas partie des préoccupations. Bon nombre de ses habitants l’ont quittée pour des logements avec plus de commodités. Puis, il y a eu les exodes des années 70’ et 80’ qui ont suscité la nécessité de protéger cette vieille ville. Des enveloppes importantes ont été déboursées dans ce cadre, mais La Casbah est prise en otage durant les années 90’ par les groupes terroristes et devient une cité impénétrable. De nombreuses maisons sont squattées par des indus occupants qui accélèrent souvent leur effondrement pour bénéficier d’un logement. Ce n’est qu’en 2014 que le plan d’action pour la sauvegarde de La Casbah a commencé à voir ses premières mesures d’urgence exécutées sur le terrain. Nous sommes à peine au début de l’opération», explique un expert du ministère de la Culture. Un autre évoque les difficultés à trouver les matériaux de restauration, comme ces fameux troncs de thuya, des arbres qui ont totalement disparu de l’est du pays où ils étaient plantés en abondance pour servir de poutres dans les maisons en raison de leur résistance. Des intervenants posent la problématique de la densité de la population qui est de 500 habitants par hectare. «Nous avons presque la même densité dans la médina de Tunis, mais nous avons pu dédensifier par des actions concrètes. Il faut peut-être commencer par vider les terrasses qui ont fait l’objet de construction. Ce surpoids est un danger pour la bâtisse.» L’expert algérien, Ahmed Benaoum, corrige : «D’abord, il ne faut plus parler de La Casbah. Ce nom lui a été attribué par l’administration coloniale. El Djazaïr El Mahroussa était son nom et elle a 31 siècles d’histoire. Ce n’est pas un quartier d’Alger. Mais c’est plutôt Alger qui est un quartier d’El Mahroussa...» Un homme, barbu et vêtu d’un kamis, crée l’incident en criant : «Nous sommes libres de nous exprimer. Bouteflika est un homme malade. Il devrait rester à la maison. Nous lui donnerons un salaire mais il ne peut pas continuer à diriger le pays…» Pris de court, les organisateurs restent muets. Le «perturbateur» circule entre les rangs et poursuit ses déclarations : «Il n’y a plus de liberté dans le pays. Les gens sont muselés et les journalistes ne peuvent rien écrire.» Il a fallu un long moment pour que la sécurité intervienne. Mais, c’est un expert allemand qui avait travaillé sur La Casbah durant les années 70’ qui crée la surprise. Très pessimiste, mais émouvant, son témoignage sur sa visite à La Casbah, en 2010, donne froid dans le dos. «23 ans après mon passage en tant qu’expert, je me demande ce qui s’est passé à La Casbah. A l’îlot Lallahoum, j’ai vu une vaste démolition de bidonvilles qui se sont installés, moins de constructions, ni de restauration, walou (rien) comme on dit ici. J’ai travaillé avec des architectes algériens d’une grande compétence qui auraient fait des choses fantastiques pour La Casbah. Les démolitions n’étaient accompagnées d’aucun projet, des rues étaient devenues des impasses à cause des maisons qui se sont écroulées, le constat était effrayant. J’ai ressenti une grande déception, une amertume (…). L’impression générale est déprimante la situation ne fait que s’empirer, j’ai du mal à croire à la restauration de La Casbah. A Dar Aziza, lors de ma visite d’hier (lundi dernier), le bureau est dirigé par un homme agressif et stressé. De précieuses années ont été perdues, des projets jamais réalisés. J’ai l’impression que les habitants sont dans un centre de transit en attendant d’avoir un logement. Pourquoi un pays capable de construire un million de logements n’a-t-il pas pu restaurer La Casbah ? Je ne suis ni pessimiste ni optimiste, mais plutôt réaliste. Ce que j’ai vu à La Casbah, c’est un patrimoine en péril et j’ai eu le regret de lui dire adieu et non pas au revoir. La reconstruction de Nuremberg en Allemagne après sa destruction totale durant la Deuxième guerre mondiale n’a pas coûté autant d’argent et de temps que ce qui a été dépensé pour La Casbah. Cependant, je me permets de garder une note d’optimisme, en reprenant la parole d’un Algérien qui me disait que l’Algérie est le pays des miracles où rien ne va et tout va en n’allant pas. Et je vous dis, continuez à espérer.» Des mots qui ont suscité un long débat dans la salle entre ceux qui croient en ce plan de restauration et ceux qui n’y voient que de la poudre aux yeux.
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