Directeur général de l’Ogbec (Office national de gestion et d’exploitation des biens culturels protégés), Abdelouahab Zekagh regrette que la mise en application du plan de sauvegarde de La Casbah ait pris autant de retard. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il évoque les lenteurs bureaucratiques, mais aussi la complexité de l’opération de sauvegarde de cette vieille cité, durant longtemps otage des indus occupants, du terrorisme et du business du logement social. Pour lui, la réunion internationale d’experts sur la conservation et la revitalisation de La Casbah, tenue à Alger du 20 au 23 janvier, permet aux techniciens algériens de profiter des expériences venues d’ailleurs… - Depuis près de 40 ans, nous parlons d’un plan de sauvegarde de La Casbah qui ne voit pas le jour. Pourquoi, selon vous, l’Etat n’arrive pas à mettre en exécution l’opération de sauvegarde de cette vieille cité, qui fait partie du patrimoine mondial protégé par l’Unesco ? Est-ce en raison des problèmes juridiques, comme le soulignent certains experts ? Ce n’est pas le volet juridique qui bloque cette sauvegarde puisqu’il y a une batterie de textes qui balise toute la procédure de protection. Ce qui pose problème, c’est plutôt l’application de cet arsenal juridique sur le terrain. Nous rencontrons d’énormes difficultés à appliquer la loi, mais ce n’est pas propre au patrimoine, puisque dans de nombreux autres domaines c’est également le cas. - Qui est donc chargé de cette application ? C’est tout le monde, mais on commence surtout par les présidents des assemblées communales qui sont les maîtres sur leurs territoires… - Tout le monde sait que les maires sont dépourvus de ce pouvoir d’exécution… Le maire a toutes les prérogatives pour intervenir. Les dispositions du code communal lui permettent par exemple de mettre en demeure un citoyen qui construit illicitement ou de démolir toute construction illicite. Malheureusement il ne le fait pas parce que c’est un élu, et de ce fait il évite de se mettre à dos ses électeurs. Moi-même j’ai été maire de 1997 à 2002 et je ne l’ai jamais fait pour les mêmes raisons. Souvent on a recours au pouvoir de substitution incarné par le wali. Là aussi, il faudrait que ce dernier ait les coudées franches pour faire appliquer la loi. Certains, comme le wali d’Alger, le font, d’autres ont peur d’un éventuel retour de manivelle. Après, ce sont les autres intervenants, comme Sonelgaz, les services de l’hydraulique, les transports, etc. qui peuvent s’opposer à une action sur le terrain. Le consensus est souvent très difficile à obtenir, et c’est ce qui retarde terriblement la mise en exécution du plan de sauvetage. C’est pour vous dire que c’est très complexe. Il faut peut-être sensibiliser les cadres qui interviennent directement sur le terrain sur l’importance du patrimoine et sa nécessaire protection par des procédures spécifiques. Chaque secteur a une part de responsabilité dans le non-respect de la réglementation liée à la protection du patrimoine. L’autre problème handicapant est la nature juridique des biens se trouvant à La Casbah. Il faut savoir que 80% de ces biens appartiennent à des privés. Parmi eux, les biens privés de l’Etat qui relèvent des Wakfs. Cela peut être des bâtisses, des appartements, des petites boutiques, des bains maures, etc. Nous n’avons pas une idée précise sur leur nombre. Les services des Wakfs disent qu’ils sont près d’un millier, mais entre 2013 et 2014, le bureau d’étude qu’ils avaient engagé en a identifié 600. Ces biens sont leur propriété. C’est à eux de prendre les mesures nécessaires pour leur réhabilitation, ou alors participer financièrement au plan d’action de sauvegarde de La Casbah. Pour ce qui est des propriétés privées, il est important de préciser que le tiers est habité par leurs propriétaires, un autre tiers par d’anciens locataires qui s’en occupent comme s’il s’agissait de leur propre bien, et un tiers est occupé par des squatteurs qui constituent le point noire de La Casbah. Depuis 1970, ces derniers utilisent le quartier comme un centre de transit et la situation s’est aggravée durant les années 1990-2000. Le quartier s’est transformé en no man’s land où les gens construisent, détruisent, squattent les bâtissent juste pour bénéficier d’un logement. - Avez-vous une idée du nombre de logements distribués aux habitants de La Casbah ? Depuis l’indépendance, les habitants de La Casbah ont bénéficié de 11 000 logements. Si vous multipliez ce nombre par cinq, cela donne 55 000 habitants, or la population de La Casbah est de 52 000 âmes. Avec ces logements, cette ville devrait être vide. Cela n’a pas été le cas, parce que le business l’a prise en otage. Cependant, depuis 2014, ce commerce s’est arrêté. A chaque fois qu’une maison est libérée de ses occupants, les services de la wilaya installent un gardien, recruté parmi les jeunes chômeurs du quartier pour assurer son gardiennage. A ce jour, 58 maisons ont été récupérées et 416 familles relogées. Aucune de ces bâtisses n’a été squattée à ce jour. Ce qui a permis d’entamer quelques opérations urgentes visant les maisons menaçant ruine, celles vides qui risquent d’être réoccupées, identifier les propriétaires, etc. Cela n’a pas été facile. Certains n’étaient pas d’accord sur le fait que l’Etat finance la restauration de maisons privées. L’opération a été quand même réalisée parce qu’il y avait urgence. Sur les 1816 maisons concernées par la restauration, 700, soit le tiers, ont été étayées parce qu’elles risquaient de s’effondrer. Il ne fallait pas les laisser disparaître. Des mesures ont été prises pour les conforter en urgence, en attendant leur restauration dans un délai n’excédant pas trois ans. Malheureusement, il y a eu du retard. L’élaboration du plan d’action, étalé sur 15 ans, a été lancée en 2007 et achevée en 2010. Ce n’est qu’en 2016 que la première tranche de l’enveloppe budgetaire consacrée à la sauvegrade a été dégagée. - Peut-on connaître le montant de l’enveloppe allouée et de la 1re tranche dégagée ? L’enveloppe allouée à la sauvegarde et à la restauration de La Casbah est de 92 milliards de dinars, sur une période de 15 ans. La première tranche est de 24 milliards de dinars. Elle permettra la restauration de 2012 constructions, dont cinq mosquées, sept palais, neuf maisons historiques, les 58 maisons vidées et bien d’autres encore habitées. L’Office de protection du patrimoine a commencé le travail, mais se posait le problème de passation de marché. L’opération nécessitait plus d’une centaine d’entreprises et au moins 49 bureaux d’études spécialisés dans la restauration. Il fallait aller vers une short-list et choisir les moins-disants. Cela a pris du temps et lorsque la décision a été prise, le ministre est parti et sa remplaçante a préféré revoir toute la procédure et discuté avec les acteurs principaux qui gèrent le dossier. A peine a-t-elle terminé qu’elle a été remplacée. L’opération est revenue au point zéro. En 2016, le plan a été retiré à l’Office pour être confié à la wilaya d’Alger en raison des retards dont il n’était pas responsable. En réalité, la wilaya était peut-être plus indiquée pour le mettre à exécution parce qu’elle gère les logements et qu’elle a toutes les directions sous sa coupe. Cela lui facilite la tâche et réduit considérablement le temps d’intervention sur le terrain. Au mois de novembre dernier, l’Office a été intégré dans le dispositif pour assister techniquement les équipes d’intervention. Vous voyez que le problème de mise à exécution du plan d’action est très complexe. - Mais au moment où la sauvegarde de La Casbah était otage des lenteurs bureaucratiques, les maisons continuaient à s’effondrer. Aujourd’hui, quelle est la situation ? En fait, sur les 1816 maisons recensées à La Casbah, il y en a eu 700 marquées au rouge, donc menacées d’effondrement. Elles ont été étayées. Cela a pris beaucoup de temps. Mais il faut reconnaître que depuis que la wilaya chapeaute l’opération, les choses avancent mieux. L’enveloppe financière a été affectée à la DEP (Direction des équipements publics) et des travaux de restauration sont en train d’être réalisés au niveau de quatre maisons historiques, dont celle des Bouhired, du petit théâtre de feu Bachtarzi, situé à la rue Slimani, des maisons qui entourent la mosquée El Barani, à Bab J’did, du Palais de Hassan Pacha, à la Basse Casbah. Au-delà de l’importance de l’aspect technique, agir à l’intérieur du quartier sans moyens de mobilité, en recourant à la force des bras et en empruntant des escaliers est très contraignant et coûteux. Trouver des entreprises qui acceptent ces marchés est difficile ; d’ailleurs, la DEP a dû lancer quatre fois l’appel d’offres pour les travaux de restauration. - Que pouvez-vous tirer d’un colloque international sur la sauvegarde de La Casbah, sachant que les véritables problèmes liés à la protection du patrimoine en général et de La Casbah en particulier sont souvent liés aux lenteurs bureaucratiques ? Une telle initiative est très importante pour nous. D’abord par le choix des experts invités. Ils sont venus de pays qui ont mis en place des plans de restauration et de sauvegarde de leurs vieilles villes. Tous ont une bonne expérience à partager et dont nous pouvons tirer profit parce qu’elles se ressemblent, tout en ayant un plus l’une par rapport à l’autre. Nous pouvons tirer profit de chacun des aspects : sociologique, culturel, technique, urbanistique, physique ou économique. Avec toutes ces recettes, nous pouvons sortir avec une feuille de route pour la sauvegarde de La Casbah. Je pense qu’aujourd’hui il faut rattraper le retard en prenant comme exemple les expériences d’ailleurs qui ont connu les mêmes problèmes. Pour conclure, je tiens à exprimer mon regret de ne pas voir durant les travaux de ce colloque les élus locaux des quatre communes concernées par le plan d’action de sauvegarde, à raison de 75% pour la commune de La Casbah, 10% pour celle d’Alger-Centre, 10% pour celle de Bab El Oued, 5% pour celle de Oued Koreich. C’est vraiment dommage…
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