Démagogie idéologique contre pédagogie rationnelle. Cela résume le conflit qu’a éveillé la proposition d’introduire l’enseignement de la langue maternelle à partir du préscolaire et les deux premières années primaires. Une des 200 propositions formulées par des spécialistes et assumées par la ministre de l’Education nationale, Nouria Benghebrit, destinées à réformer une école sinistrée. Aussitôt cette proposition, bien que déjà pratiquée par les enseignants, a suscité une levée de boucliers chez les tenants d’une idéologie linguistique dogmatique. Un rappel des troupes est sonné pour «défendre» une langue arabe érigée en dogme. Un étendard sacré qui serait menacé par l’arabe vivant et dans lequel la création artistique et littéraire est évidente. Dans leur stratégie d’attaque, les gardiens du temple d’un arabe classique s’appuient sur la religion, qui serait intimement liée à cette langue, pour faire valoir un argumentaire qui s’avère intenable. Pis, des islamistes — de Abdallah Djaballah jusqu’aux chef de l’Association des oulémas, en tirant des oubliettes le fossile Mohamed-Cherif Kharoubi — se mobilisent pour faire barrage contre une innovation pédagogique qui, sans doute, donnera la fraîcheur dont l’école algérienne a grandement besoin. «L’intervention de la langue maternelle est là pour faciliter l’apprentissage et pour permettre à l’enfant de se familiariser, au début, avec ce nouveau code linguistique qu’on lui enseigne. A travers la langue maternelle, on transmet des valeurs et un imaginaire», soutient l’universitaire Khaoula Taleb-Ibrahimi. Mais les adversaires idéologiques d’une école moderne et ouverte refusent d’aller sur le terrain du débat scientifique et serein. A l’unisson, ils crient au complot élaboré ailleurs pour porter atteinte à l’arabe, à la religion et, au final, à la personnalité algérienne authentiquement «arabo-musulmane pure». Paradoxalement, ils n’apportent aucun argument scientifique pour soutenir leur «thèse». A la démonstration scientifique des pédagogues et autres experts, les partisans d’un statu quo linguistique répondent par une démagogie à la limite de l’hypocrisie. Car nombre de ces défenseurs acharnés de la langue arabe classique scolarisent leurs enfants dans des écoles privées, où les cours sont dispensés dans la langue de Molière. A l’image du chef de file des députés FLN, Mohamed Djemai, qui somme la ministre d’«apprendre d’abord à parler arabe» alors que lui-même a scolarisé sa progéniture au lycée international Alexandre Dumas (lycée français) de Ben Aknoun et non pas à l’école publique. Comble de l’hypocrisie ! Le cas Djemai est loin d’être isolé et surtout n’est pas nouveau. Lorsque Boumediène avait décidé une arabisation à la hussarde, les partisans de l’arabisation de l’éducation et de l’enseignement envoyaient leurs enfants au lycée Descartes. Pour s’élever contre cet état de fait, le romancier Amine Zaoui a utilisé une expression forte, mais d’une réalité implacable : «Nous sommes dans une société intellectuellement hypocrite, perfide, sournoise et fausse !» L’audace de Mme Benghebrit et la fébrilité du Gouvernement Mais la réaction épidermique et violente de ces dépositaires de l’enseignement de l’arabe classique — qui, faut-il le rappeler, n’est pas remis en cause — ne révèle-t-elle pas une farouche résistance à toute tentative de réforme de l’école algérienne ? Tout porte à croire que l’objectif recherché est de ne pas «dégraisser le mammouth» qu’est l’éducation nationale. Conçue comme un appareil servant à reproduire le discours dominant, l’école a de tout temps été otage des luttes idéologiques sectaires et fortement brutalisée par les vicissitudes de l’histoire. Par manque de courage politique, Bouteflika n’a pas pu tenir sa promesse de refondation de l’école — ni d’ailleurs d’autres secteurs aussi stratégiques que déterminants pour l’avenir du pays. Le rapport de la commission Benzaghou, qui avait suscité un espoir, a vite été enterré sous les coups de boutoir des tenants du conservatisme. Par souci de préserver une alliance islamo-conservatrice, Bouteflika a sacrifié l’école. Nouria Benghebrit, une des animatrices actives de la commission Benzaghou, n’entend pas reculer dans son projet de sauver l’école. Elle fait face avec audace à ceux qui l’attaquent et les défie de lui apporter une démonstration scientifique et rationnelle défendable. Cependant, l’accueil réservé à sa démarche rappelle étrangement l’épisode malheureux réservé à Mustapha Lacheraf du temps où il était ministre de l’Education nationale. Emblématique figure de l’intelligentsia algérienne, Lacheraf avait subi les foudres des secteurs les plus rétrogrades de la société. Par calcul de pouvoir, Boumediène avait fini par se séparer de lui pour s’assurer le soutien des conservateurs. Nouria Benghebrit va-t-elle connaître le même sort que Lacheraf, dont elle assume ouvertement l’influence ? Force est de constater que cette femme, dont l’audace se confond avec la rigueur scientifique, agit dans un gouvernement fébrile, prompt à «sacrifier» un membre plutôt que de se mettre à dos une partie de l’opinion somme toute infime. A la solidarité gouvernementale s’est substituée la distance, voire de la critique. Pour l’instant, les voix qui soutiennent la ministre de l’Education nationale ne sont pas nombreuses. Hormis le Parti des travailleurs, le RCD et les principales organisations syndicales et quelques intellectuels, les autres courants font profil bas. Le gouvernement Sellal commettrait une erreur stratégique s’il venait à se séparer d’une femme qui porte en elle l’espoir de reconstruire une école performante, moderne et ouverte.
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