Tewfik Hamel est consultant international, chercheur en histoire militaire et études de défense à l’université Paul Valéry, en France. Dans cet entretien, il décortique avec force détails le phénomène du terrorisme islamiste en Algérie et la stratégie adoptée par l’Etat pour son éradication. Pour lui, le pays n’est pas à l’abri de la reprise de la violence armée, arguant que l’islamisme radical a récupéré idéologiquement des terrains qu’il avait perdus militairement. Que pensez-vous des coups de boutoir portés ces dernières années par l’ANP aux groupes terroristes sévissant en Algérie ? La lutte contre le terrorisme en Algérie n’a jamais cessé. Elle a pris plusieurs formes. Je dirais que le point de repère de basculement de la stratégie antiterroriste fut la prise d’otages d’In Amenas au sens où l’approche militaire s’est substituée à l’approche sécuritaire — «utiliser un scalpel pas un marteau» — adoptée jusqu’ici. L’attaque a été une vraie surprise stratégique pour les autorités algériennes, montrant la capacité de nuisance des groupes terroristes actifs dans la région. L’approche sécuritaire, basée sur le renseignement et la technique du «scalpel», a été subordonnée à l’approche militaire, «le marteau». L’approche consiste désormais à privilégier la manière forte : aller chercher les terroristes là où ils sont, morts ou vivants. D’où les ratissages à grande échelle même dans les régions considérées auparavant très risquées. Faire le grand nettoyage et les éradiquer : capturer ou tuer. L’assassinat d’Hervé Gourdel et d’autres événements n’ont fait que renforcer cette stratégie. Comment évaluez-vous le degré de la menace terroriste qui pèse sur le pays ? Les groupes terroristes actifs dans la région ne constituent pas une menace stratégique et politique, mais sécuritaire à l’Algérie. Aqmi est divisée, fragmentée et sa direction basée en Algérie ne détient plus le pouvoir de naguère. Sous la pression croissante des forces algériennes, elle a dû se retirer plus au sud, au Sahel. Aujourd’hui, ses unités sahéliennes sont les plus importantes et Aqmi représente une menace de sécurité majeure dans cette zone, qui constitue désormais son principal théâtre d’opération. Toutefois, la reprise de la violence, sous une forme ou une autre, est toujours possible tant que les causes à partir desquelles elle a surgi n’ont pas été profondément abordées. Il ne faut pas sous-estimer l’islamisation rampante de la société algérienne. Aujourd’hui, l’islamisme radical semble récupérer idéologiquement des terrains qu’il avait perdus militairement. Contrairement à beaucoup de révolutions ou rébellions, où les forces sont coordonnées sous un commandement centralisé capable de négocier un cessez-le-feu, la mouvance terroriste islamiste algérienne n’a jamais été un mouvement cohérent unifié. Elle a été caractérisée par une affiliation nébuleuse et lâche de groupes autonomes, chacun avec sa propre direction, sa stratégie, sa tactique et son dogme religieux. Ces groupes terroristes avaient de profondes divergences sur les interprétations de la doctrine islamique, la finalité de la lutte, la licéité de leurs actions religieuses et tactiques de guerre. Ce qui explique que des poches de résistance sont toujours actives et posent de sérieux problèmes de sécurité. Bref, les tendances centrifuges de la décennie noire continuent à induire de faibles niveaux de violence qui peuvent prolonger la durée de l’agonie de l’Algérie pendant un certain temps à venir. Les fissures idéologiques ont engendré une certaine pression sur des mouvements armés polycéphales avec des éléments autonomes et souvent contradictoires, ce qui rend la tâche de rétablissement de la paix infime. Tout au long de la décennie noire, les groupes islamistes se sont multipliés ainsi que les désaccords entre le mouvement. Malgré le cessez-le-feu de l’AIS et la reddition d’un certain nombre d’islamistes, des schismes au sein du mouvement restent et un certain nombre de groupes armés continuent à opérer. Que pensez-vous de la stratégie de lutte adoptée jusque-là par l’Etat et les services de sécurité pour endiguer le phénomène ? Connaître son ennemi ! Que veulent les terroristes ? Aucune question n’est plus fondamentale pour l’élaboration d’une stratégie antiterroriste efficace. La première étape dans un compte de lutte contre le terrorisme est de comprendre ses praticiens. La question des motivations est fondamentale pour la réussite de la stratégie antiterroriste. Les terroristes ont des motivations et il y a une logique stratégique à leurs actions, et l’examen de ces choses peut révéler des stratégies pouvant faire échouer et dissiper leurs efforts. Il est difficile de trouver des explications générales et une formule permettant de prédire pourquoi et qui sont les gens qui se radicalisent. L’accent doit être mis sur l’environnement opérationnel — les facteurs influant sur les opérations — pour appréhender les comportements de chaque groupe. L’Algérie doit ainsi faire face aux multiples stratégies déployées par les entités hostiles qui emploient : 1) le djihad économique, prise d’otages d’In Amenas, pratique du racket, etc. ; 2) le djihad idéologique à travers la pénétration des centres culturels et identitaires pour affaiblir la résilience nationale ; 3) le djihad politique qui se pratique pour amadouer et égarer le public pour stériliser l’autodéfense ; 4) le djihad politique subversif qui se fait à travers l’exploitation des lois nationales pour détruire les libertés et protéger la collecte de l’argent et la capacité d’expression des terroristes ; 5) le djihad diplomatique qui consiste à chercher à contrôler la politique étrangère à travers, par exemple, l’organisation de manifestations devant des ambassades. Il y a 15 ans, le général Mohamed Lamari soutenait que le terrorisme était vaincu en Algérie, mais l’intégrisme reste intact. Etes-vous de cet avis ? L’environnement de la sécurité régionale —incertain, ambigu et complexe — met l’Algérie à la croisée des chemins précaires à partir desquels elle peut progresser dans le monde moderne ou régresser vers et dans le chaos incontrôlable, surtout avec l’abondance des armes dans le voisinage. Au cours des dernières années, le terrorisme en Algérie est réapparu dans le cadre d’un mouvement mondialisé lié à la circulation internationale des djihadistes et la montée d’Al Qaîda/Daech. Mais pas seulement. Car il est aussi question de savoir ce qui va se passer lorsque les populations estiment que le système est très fermé pour elles. Une telle instrumentalisation est toujours probable, d’autant plus que le problème n’est pas encore réglé sur le plan politique. Il est difficile de savoir combien parmi la population algérienne ont été infestés par cette idéologie moyenâgeuse. Les sondages qui pourraient révéler sa popularité n’ont pas été développés en Algérie. Pourtant, le pays ne peut maintenir éternellement le segment volatile de sa population à l’écart du processus politique. La prudence est de mise, car il reste un réservoir islamiste au cœur de la société algérienne qui pourrait être réactivé, surtout que les terroristes islamistes algériens ne se sont pas dé-radicalisés. Pour précision, bien que les termes désengagement et déradicalisation sont souvent utilisés indifféremment, ils se réfèrent à deux processus sociaux et psychologiques assez différents. La meilleure politique à long terme contre le terrorisme est la prévention et l’instauration de la démocratie. Si certains groupes ont été déradicalisés en changeant leur idéologie et leur comportement, ce n’est pas la mouvance islamiste algérienne. L’AIS et d’autres repentis ont connu un processus de désengagement pour des raisons pragmatiques et n’ont pas changé leur point de vue idéologique sur l’utilisation de la violence. L’expérience montre que l’augmentation de la répression étatique conduit à plus de radicalisation. Depuis un certain temps, le MDN rend compte des résultats de toutes les opérations engagées par les troupes de l’ANP sur le terrain. Pourquoi, selon vous ? Cela est une réponse aux critiques concernant la restructuration du DRS, que les réformes étaient nécessaires et appropriées rendant les services plus efficaces et, par là même, rassurer les militaires eux-mêmes, les Algériens et les alliés extérieurs. Sans minimiser leur importance, les communiqués du MDN sont des réalisations militaires tactiques. Mais il ne faut pas négliger les objectifs politiques. Eradiquer les groupes terroristes est un objectif immédiat, mais n’est pas une politique. Car le terrorisme ne peut pas être éradiqué, mais plutôt géré. Une véritable stratégie est soucieuse de la paix autant que de la guerre. Principalement, une armée est jugée en fonction du projet politique. La véritable tâche de la politique est de s’assurer que, en temps de guerre, les aspects non militaires ne sont pas totalement négligés et que, en temps de paix, les aspects militaires sont toujours pris en considération. L’ANP est-elle suffisamment outillée pour venir à bout des groupes armés qui subsistent encore ça et là ? Oui, l’armée algérienne est suffisamment équipée pour éradiquer les groupes terroristes. Mais si l’instabilité et l’insécurité aux frontières durent longtemps, cela pourrait conduire au «syndrome d’Icare» (dit aussi le «burn out»), c’est-à-dire un épuisement moral et physique de l’armée. A présent, la faiblesse est dans le projet politique. La population, qui a approuvé un plan de paix lors du référendum de septembre 2005, semble vouloir oublier le passé, mais il reste toujours la lourde tâche de forger une cessation de la violence politique qui est, au moins en partie, un héritage d’une insurrection criminalo-terroriste factionnée. En termes de stabilité, l’Algérie peut être comparée à une pyramide inversée. Les violences quotidiennes sont devenues un mode de gestion des conflits sociaux. Cela crée une pression supplémentaire sur l’armée. N’oublions pas que le gouvernement s’est tourné vers l’armée pour rétablir l’ordre à Ghardaïa. La mission principale de l’armée est la défense nationale. Elle n’est pas un moyen de contrôle social. Que pensez-vous de Daech ? Cette organisation terroriste peut-elle s’implanter un jour en Algérie ? Daech est plus susceptible d’être une organisation laïque — baâthiste dans ses veines — que religieuse. Car il y a une énorme quantité d’ADN structurel et militaire baâthiste dans cette organisation terroriste. Il n’est pas exclu qu’un groupe armé algérien lui déclare son allégeance, comme ce fut d’ailleurs le cas pour Jund El Khilafah en septembre 2014. Mais du fait de l’autonomisation et la diversité des intérêts et des enjeux, les déclarations d’allégeance des groupes locaux à Daech et Al Qaîda, par exemple, ne valent pas grand-chose. Il s’agit, probablement, d’un lien symbolique mutuellement bénéfique. Pour les groupes locaux, l’attribution du label pourrait renforcer la légitimité parmi les radicaux et faciliter le recrutement. Pour Al Qaîda et Daech, cela leur donne l’illusion de la toute-puissance et d’une présence mondiale. Plus important, il faut garder à l’esprit que les groupes armés sont des organismes vivants, pas des structures mécaniques. Ils changent, se transforment et se recombinent en permutations infinies. Toutefois, les acteurs locaux ne disparaissent pas dans les nouveaux réseaux mondiaux. Au contraire, leur mise en réseau mondial permet aux entités criminalo-terroristes traditionnelles de survivre et de prospérer, en échappant, à un moment difficile, au contrôle d’un Etat donné. De cela, AQMI est un exemple clair. Même «régionalisée» et intégrée au «djihad mondial», sa direction est essentiellement algérienne et ses activités visent principalement l’Algérie. Idem pour Daech. Sa direction est surtout composée d’anciens officiers de Saddam. Donc lors de l’examen, puis de la mise en œuvre des objectifs stratégiques de lutte contre les groupes armés, il est sage de se rappeler que les petites guerres sont locales.
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