mardi 2 janvier 2018

1200 morts sans tombe ni sépulture…

Il faisait très froid en cette journée de 31 décembre, qui coïncidait avec le début du mois de Ramadhan. Nichés au-dessus — ou sur les flancs — de l’Ouarsenis, à une centaine de kilomètres de Relizane, les habitants de six hameaux des Khrarib, à Ramka, s’apprêtaient à rompre le jeûne, lorsqu’un groupe de terroristes armés de haches, de sabres et de couteaux a investi leurs demeures d’argile et de pierres pour couper, découper, décapiter et mutiler hommes, femmes et enfants. Quatre jours plus tard, à quelques dizaines de kilomètres, six autres fractions de la population vivant au milieu de ce massif montagneux, de Had Chekala, subissaient le même sort. En tout, 1200 villageois ont péri d’une manière atroce, puis enterrés par dizaines dans des tranchées, sans la prière du mort, ni sépulture. C’était il y a 20 ans. Les rescapés de cette horreur n’ont toujours pas regagné leurs terres. Regroupés autour des chefs-lieux de leur commune, le traumatisme qu’ils ont vécu a plombé leur vie… Il y a 20 ans, plusieurs petits villages de Ramka et Had Chekala (à Relizane) complètement isolés du monde, vivant au pied et sur les flancs de l’Ouarsenis, cette chaîne de montagne qui s’étend de Sidi Bel Abbès jusqu’à Chréa, reliant plusieurs wilayas, sont attaqués, durant la nuit du mercredi 31 décembre 1997 et encore 5 jours plus tard, en cette fin de journée du 4 janvier 1998, par des groupes de terroristes qui massacrent à coups de hache et de couteau, 1200 habitants, en majorité des femmes et des enfants, tuant leur cheptel et brûlant leurs demeures en pierres et en argile. Au moins six jeunes filles enlevées ont été retrouvées violées et décapitées à quelques centaines de mètres des lieux du carnage. Peu nombreux, ceux qui ont eu la chance d’abandonner leurs maisons, en passant toute une nuit glaciale sur des arbres, dans des grottes, ou carrément allongés à même le sol, faisant les morts, ont pu sauver leur vie et celle des membres de leurs familles. Des dizaines ont été blessés alors qu’autant ont été stoppés dans leur fuite par des balles assassines, réservées aux fuyards. Rassemblés par les autorités dans les chefs-lieux des communes de Had Chekala et de Ramka, ils habitent dans des conditions difficiles et, à ce jour, les cris, les souvenirs, les pleurs et les supplices hantent encore leurs nuits. Notre première direction a été la commune Ramka, distante d’une centaine de kilomètres du chef-lieu de la wilaya de Relizane et d’une douzaine de la daïra de Ammi Moussa, dont elle dépend. Les rescapés sont regroupés au quartier des 46 Logements, affectés aux familles des victimes du terrorisme. Il ne s’agit pas d’immeubles, mais plutôt d’un pâté de maisons individuelles, tantôt en briques surmontées de tuiles, tantôt renforcées par du béton et des barreaux à toutes les fenêtres. Quelques hommes âgés sont assis à même le sol, en train de confectionner des chapeaux de paille. Nos questions sur le sujet ne les dérangent nullement, mais ravivent la douleur de ces moments qu’ils disent n’avoir jamais oubliés. Nichés sur cette montagne qui fait face à leur quartier, les Khrarib, des hameaux de plusieurs centaines d’agriculteurs, constituaient pour eux le paradis sur terre avant que les tueurs de la nuit n’exterminent une grande partie des familles de Shanine, composées des Ouled Sahnoun, Ouled M’hand, Ouled Tayeb, Ouled Abdellah et des Ouled Kheyar. «C’était à l’heure d’el iftar (rupture du jeûne) du 1er jour de Ramadhan. Nous avons vécu une longue nuit d’horreur…», nous dit-il, sans pouvoir aller dans les détails, précisant juste que lui-même avait passé toute la nuit dans la forêt, avant de retourner, le lendemain dès le lever du jour, au village pour enterrer les morts, tués à coups de hache et de couteau. Puis, les langues se délient. Les autres hommes racontent. «J’ai perdu mes dix enfants, leur mère et mes deux frères», lance Mohamed, avant que Ali ne lui emboîte le pas : «J’ai enterré mes six enfants et leur mère. Jamais je n’aurais pensé vivre un tel cauchemar. C’était au moment de la rupture du jeûne. Il était à peu près 18h. Nous étions autour de la table et, subitement, ils sont entrés. Ils avaient des haches et des couteaux. Ils se sont acharnés sur ma femme et mes enfants. Mon bébé a été réveillé par les cris de sa mère. Ils ne l’ont même pas épargné. Je n’ai rien pu faire. J’étais comme paralysé. J’ai tenté de sauver les plus petits par l’arrière de la maison. Il faisait déjà nuit. L’un d’eux a entendu les pleurs de ma petite fille. Il a tiré une rafale. Mes deux enfants sont morts sur le coup. Blessé au bras, j’ai fait le mort pendant toute la nuit. Je perdais beaucoup de sang mais, grâce à Dieu, j’ai pu me relever dès le lever du jour, puis marché des kilomètres pour atteindre Ramka et appeler les secours. J’ai attaché mon bras et je suis reparti au village. C’était l’horreur. Les maisons brûlées, les corps découpés, d’autres décapités ou calcinés jonchaient la terre. De toutes parts, le sang coulait à flot et une fumée noire sortait des maisons incendiées. Nous étions tétanisés par la peur. Notre seul souci était d’enterrer nos morts. Nous l’avons fait dans la précipitation. Chacun faisait comme il pouvait. Certains ont pu trouver des couvertures pour recouvrir les corps mutilés. Des corps ont été recouverts par des couvertures et d’autres, plus nombreux, ont été mis sous terre avec leurs vêtements ensanglantés. Ils n’ont pas eu droit à des tombes. Nous étions obligés de creuser des tranchées ou des trous pour enterrer cinq, six, parfois dix en même temps. Nous avions peur que les tueurs reviennent. Même les gendarmes qui nous ont accompagnés étaient tétanisés. Ils ne cessaient de nous presser de partir. Sur les 500 familles qui faisaient partie des sept fractions ciblées par les terroristes, une trentaine seulement ont échappé par miracle au massacre. Les gens ont passé la nuit dans la forêt et ont marché des kilomètres pour arriver à Ramka et donner l’alerte dans la matinée.» «C’était l’horreur, des maisons brûlées, des corps décapités, découpés et calcinés » Plusieurs autres personnes se joignent à la discussion et chacun rapporte, à sa manière, son vécu. Nos interlocuteurs nous montrent de loin leurs hameaux décimés. «Allez-y sur place. Vous sentirez encore l’odeur du sang et de la chair calcinée. Nous y allons la journée, mais nous ne pouvons pas passer la nuit. Les cris de nos morts sifflent encore dans nos oreilles», lance El Hadj Mohamed. Nous quittons Ramka pour rejoindre les hameaux des Khrarib. Hadj Boutayeb, qui a perdu ses 11 enfants et ses deux épouses, se propose de nous accompagner. C’est la troisième fois, en 20 ans, qu’il emprunte cette piste de 15 km, parsemée de crevasses, de boue et de pierres pour rejoindre le sommet, à près de 700 mètres d’altitude. Le paysage est féerique. Des étendues de forêts se déversent sur les flancs de la montagne, des troupeaux de vaches et de chèvres broutent un peu partout et des cours d’eau jaillissent de nulle part et aucune présence humaine. Quelques groupes de maisons de pierre en ruine se dressent au milieu de cette splendide nature. Hadj Boutayeb n’était pas présent parmi les siens le soir du massacre. En regardant de loin ces hameaux abandonnés, il éclate en sanglots : «J’étais en prison lorsque j’ai appris l’extermination de ma famille. J’ai senti la terre s’effondrer sous mes pieds. Seuls mon neveu et un de mes fils, qui avaient à peine 13 ans, ont échappé à la tuerie. Ils ont passé toute une nuit dans la forêt et marché des heures pour rejoindre le village. Je vivais comme un roi. J’avais deux maisons, des chevaux, une quarantaine de vaches et autant de chèvres et de moutons. Une journée de travail faisait vivre ma famille durant un mois. Je n’avais même pas besoin d’aller au village. J’avais la terre et le cheptel pour nourrir les miens qui vivaient dans la paix», se rappelle Hadj Boutayeb, la gorge nouée, répétant sans cesse : «Ils m’ont réduit à moins que rien. J’étais riche et aujourd’hui je ne possède même pas une chaussette. J’ai tout perdu.» Déserte, la route semble interminable et au fur et à mesure que nous approchons le hameau qui domine la montagne, Hadj Boutayeb devient plus agité. Cela fait dix ans qu’il n’a pas revu ses maisons. Il exhibe une photo de lui, sur un cheval et tenant un fusil de chasse à la main, la regarde un bout de temps puis lâche : «J’étais riche et aujourd’hui, je n’ai rien.» Après 45 minutes de piste, nous arrivons enfin, mais pas au bout. Il faut encore marcher à pied quelques centaines de mètres pour atteindre le pic, où se trouve le pâté de maisons en ruine. «Toute cette étendue de terre appartient à mes arrière-grands-parents. Je fais partie de la huitième génération qui a travaillé ces terres et construit ces maisons de campagne de ses propres mains», dit-il, la voix entrecoupée de sanglots. Il nous fait visiter les lieux, pièce par pièce : «C’est ici que ma femme faisait moudre le blé, et c’est là, dans ces trous, qu’elle gardait les provisions. Ici c’était l’écurie. Tout a disparu. Mon neveu s’est caché sur un arbre. Il a vu mes enfants et mon épouse courir dans tous les sens avant d’être découpés à coups de hache. Une de mes filles a été enlevée avant d’être retrouvée égorgées à Lardjem, un douar éloigné de quelques kilomètres à vol d’oiseau…» Sur les décombres, quelques mules, des semelles de chaussures d’enfant, des étoffes, des ustensiles de cuisine usés par le temps, et même des crânes de bœuf et le squelette d’un mulet. «De là, je prenais mon cheval pour rejoindre mon autre maison qui était sur l’autre colline, et sur cette pierre que j’ai mise ici, je faisais ma prière avant de m’asseoir sous cet olivier. C’est la troisième fois que je viens, et à chaque fois, je sens cette odeur étouffante de sang et de chair calcinée. Comme je voudrais revivre sur mes terres, mais c’est impossible», souligne Hadj Boutayeb. A Souk Al Had, 413 victimes enterrées en même temps dans des tranchées Il nous emmène un peu plus loin pour nous montrer les autres hameaux entièrement décimés et qui se trouvent au contrebas de la colline. Eparpillées, plusieurs maisons sont en ruine. Seuls quelques murs ont résisté au feu et au temps. Les victimes ont été enterrées ici, à la hâte, non loin de leurs demeures, souvent par familles. Les tombes n’ont aucun signe distinctif. Ni nom ni sépulture. Rien, à part quelques pierres, délimitant une partie de l’espace. «Ici, au moins une centaine de personnes ont été enterrées dans la précipitation, à côté des maisons ou dans les terrains mitoyens. Mais, le plus grand nombre des victimes a été enterré plus bas, à Souk El Had, l’autre versant de la montagne, en allant vers Ramka. Les autorités n’avaient pas dit la vérité sur le bilan. A Ramka, seulement, il y a eu plus de 600 victimes. Comment peuvent-elles arrêter le chiffre à 150 seulement ? Et les autres ? Ne sont-elles pas des victimes aussi ?» demande notre accompagnateur. Nous reprenons le chemin du retour, mais en empruntant une autre piste, de 12 km à travers les montagnes, qui nous mène droit vers Souk El Had. Il nous dirige vers un petit talus de terre entouré d’un grillage. «C’est là que les 420 victimes des Shanine, des Khrarib, dont ma famille, des Ouled Abdellah et des Ouled Mohamed Tayeb ont été enterrées. Plus de 170 sont de Khrabib, un peu plus d’une centaine de Ouled Sahnine, plus de 70 d’Al Abadel et une cinquantaine de Ouled Tayeb. En moins de six heures, ils ont exterminé le tiers de la population», précise-t-il. Rien n’indique qu’il s’agit d’un cimetière. Nous pensions qu’il s’agissait juste d’un passage qui aboutit aux tombes. D’un geste de la main, Hadj Boutayeb pousse le grillage métallique et nous demande d’entrer. Quelques tranchées de terre, des morceaux de planche plantés au-dessus, sur lesquels des traces de noms à peine lisibles et des pierres à moitié apparentes qui les entourent. «Ils ont creusé des tranchées où ils ont enterré des familles entières. Les 13 membres de ma famille sont là. C’est écrit Famille Boutayeb. A côté, 20 membres de la famille Sahraoui, et une dizaine des Ouled Tayeb, une vingtaine de Ouled Ali, une trentaine de Laadjem... Dans une seule tranchée, ils ont enterré au moins une quarantaine de victimes», détaille Hadj Boutayeb. A côté, d’autres tranchées, un peu plus petites, ou réduites par l’effet du temps, sont à peine visibles et envahies par les herbes. Quelques noms de familles sont encore lisibles sur les bouts de planche en bois enfoncés dans la terre. Aucun prénom et aucun signe ne permettent d’identifier les morts ou de quantifier leur nombre. En tout, cinq tranchées de 50 cm de largeur, et d’un à deux mètres de longueur sont difficilement perceptibles. Les 420 victimes de Ramka ont été enterrées pêle-mêle, rapidement, dès la matinée du 1er janvier 1998. Hadj Boutayeb a du mal à retenir ses larmes. «Je n’arrive pas à m’en remettre. Tous ces morts ont emporté la vérité avec eux. Ils sont les oubliés des victimes. Personne n’a parlé d’eux, parce qu’aucun journaliste n’a mis les pieds ici ni rendu visite aux hameaux décimés. Vous êtes les premiers à y accéder. Toutes ces victimes ont droit à une sépulture. Elles ne doivent pas être assassinées une deuxième fois par l’oubli», déclare Hadj Boutayeb. Tantôt il cache ses larmes, tantôt il les laisse couler et tantôt il tient son visage entre les mains, donnant libre cours aux sanglots. Ses blessures sont encore douloureuses, mais il reste très attaché à sa terre. «Je ne comprends pas pourquoi les autorités ne veulent pas nous aider à retourner à nos terres. Il suffit de goudronner le tronçon de 15 km qui relie Khrarib à Ramka, et d’aider les rescapés à reconstruire leurs maisons. Depuis 20 ans, je n’ai rien reçu de l’Etat, à part un document de la gendarmerie qui atteste que ma famille a été exterminée par un groupe de terroristes», lâche Hadj Boutayeb. Tout comme lui, la majorité des familles des rescapés de Ramka se plaignent d’une aide de l’Etat qui n’arrive pas et d’une indemnisation, bloquée, pour bon nombre dès 2002. En 20 ans, leur nombre a doublé et les constructions mises à leur disposition ne leur suffissent plus. Ramka n’a pas tellement changé. A part l’apparition d’un commissariat, d’une brigade de gendarmerie et de quelques magasins, elle n’offre toujours pas les conditions d’une vie meilleure. L’exode a aggravé la situation de la commune la plus pauvre du pays. Depuis 20 ans, les centaines de fractions de la population, qui ont abandonné leurs villages, ne sont toujours pas retournées à leurs terres. Si certains jeunes se sont habitués aux conditions de vie des villes, les plus âgés rêvent d’y revenir.

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