- Une dynamique est née ces dernières années en Kabylie. Quelques villages ont décidé d’engager des projets de développement après l’échec des politiques publiques depuis 1962. Comment interprétez-vous ce phénomène qui est, c’est le moins qu’on puisse dire, à cheval entre la sociologie et l’économie ? Le développement ne peut être réduit à des étapes linéaires de croissance excluant les spécificités structurelles et socioculturelles des sociétés. Le développement nécessite une approche socioéconomique et historique et une prise en compte des caractéristiques des structures sociales et culturelles des communautés locales pour mieux appréhender et intégrer la logique et la dynamique de ses acteurs. L’Algérie, après l’indépendance, avait opté pour un modèle de développement dit des industries «industrialisantes», orienté vers des industries lourdes comme la sidérurgie, la métallurgie, la mécanique, la chimie et l’énergie. Ces industries ont été dotées d’un capital technique de dernière génération, mais vite rétrogradées sous l’effet de la désarticulation et dysfonctionnement de ce modèle en déphasage avec les spécificités socioéconomique du pays. Faut-il rappeler que durant la crise économique des années 1990 et l’application du Plan d’ajustement structurel (PAS), les communautés villageoises en Kabylie ont orienté davantage les actions de l’organisation sociale villageoise (tajmaat) vers les besoins socioéconomiques des villages en réalisant des infrastructures de base, eau, électricité, assainissement, aménagements, etc. Les comités de village ont joué un rôle important dans le développement local et la prise en compte des besoins réels des populations villageoises. Cette dynamique n’est pas récente, elle est ancestrale ; elle a certes traversé des crises, mais elle a su resurgir et évoluer. Son fondement peut être appréhendé dans l’auto-organisation et l’esprit de solidarité qui structurent les communautés villageoises de la Kabylie. - C’est une entreprise unique au monde que des citoyens financent eux-mêmes leur propre développement, avec leurs propres moyens, souvent rudimentaires. Quelles leçons peut-on tirer de ces expériences exceptionnelles dans un pays qui peine à s’ouvrir des perspectives réelles de développement ? Le financement solidaire du développement dans les villages de la Kabylie est une réalité concrète. Ces pratiques de financement sont ancrées dans la dynamique collective auto-organisationnelle des villages. La mobilisation des financements solidaires via notamment les caisses villageoises, les envois de fonds des émigrés et la participation des associations du village ont montré leur efficacité et une certaine innovation sociale dans la gestion des projets (étude, financement, suivi et réalisation). Ces dernières années, les villages ont réalisé des projets lucratifs générateurs de revenus (location des salles de fêtes, cybercafés, bus de transport). Il faut aussi souligner que ce système de financement solidaire villageois est fortement soutenu par les fonds de la communauté des émigrés établis à l’étranger. L’organisation et l’institutionnalisation de ces pratiques vont les pérenniser davantage et même créer une relation institutionnalisée avec les collectivités locales et les institutions financières. - Tiferdoud est l’exemple le plus édifiant de ces initiatives. Ses habitants ont des projets ambitieux pour développer une économie locale, construite sur le développement durable, l’écologie (le recyclage des déchets) et le tourisme de montagne. Pensez-vous que cela est du domaine du réalisable à l’échelle d’un village s’il n’y a pas d’accompagnement et un environnement qui appuient et mettent en valeur de tels projets ? L’environnement juridique et institutionnel du pays ne permet pas le développement de ces pratiques qui relèvent en réalité de l’économie sociale et solidaire. Les initiatives solidaires existent et se développent dans les villages, mais l’Etat doit les accompagner avec un cadre réglementaire adapté voire des financements. L’Assemblée populaire de la wilaya de Tizi Ouzou, à titre d’exemple, a accompagné ces dynamiques écologiques de protection de l’environnement dans le cadre du concours du village le plus propre, dédié à la mémoire de Aïssat Rabah. Cette initiative a été bien accueillie par les comités de village (372 villages qui participent depuis 2013). On relève que les communautés villageoises sont fortement engagées dans la protection de l’environnement et pour rendre leurs villages attractifs. Certains comités de village ambitionnent la valorisation de leur patrimoine matériel et immatériel en vue de développer le tourisme solidaire de montagne. Aussi, il est important de souligner l’implication des femmes dans ces actions de développement et de protection de l’environnement. Les structures traditionnelles kabyles sont dominées par les hommes et les femmes ne participent pas dans la délibération du conseil du village (tajmaat). Ces dernières années, les femmes se sont structurées dans des associations culturelles et environnementales et participent avec le comité du village dans plusieurs actions de développement. - Que faut-il faire pour que cette dynamique devienne constante et que les projets ambitieux qui s’y inscrivent soient réalisables pour stabiliser les populations et leur donner les moyens pour atteindre leurs buts ? Le développement local nécessite l’engagement et la participation inclusive des acteurs locaux et ne devrait pas exclure les structures sociales et politiques traditionnelles d’un territoire. La prise en considération des spécificités de ces structures s’est avérée nécessaire pour l’adaptation de toute action de développement aux besoins réels des sociétés locales. Cela suppose aussi un modèle d’organisation décentralisé de l’Etat. La décentralisation est perçue comme une condition capitale pour la gouvernance locale et le développement local participatif. Elle ne peut, en effet, se limiter à la délégation des pouvoirs de décision ou de délibération aux institutions administratives officielles et formelles de l’Etat. Autrement dit, la décentralisation ne doit pas occulter les structures sociopolitiques traditionnelles qui sont dans certains pays en voie de développement indépassables du fait de leur rôle et l’ancrage politique, culturel et social. Je pense que c’est à travers cette approche que les comités de village doivent être intégrés et institutionnalisés en mettant en place un dispositif légal et institutionnel adéquat et adapté à leurs spécificités, et en respectant également leur fonctionnement démocratique. La loi 12-06 relative aux associations ne convient pas à l’organisation sociale du village. Je pense qu’il faut mettre un autre cadre réglementaire susceptible de faire sortir ces pratiques de développement de leur caractère informel et les pérenniser en créant des institutions villageoises de développement. - Est-ce que ces initiatives en Kabylie peuvent constituer une véritable alternative de développement dans la région ? Ou du moins offrir un environnement qui favoriserait une réelle dynamique économique : création de richesses et d’emplois ? Face au problème de soutenabilité des politiques publiques et le risque de désengagement de l’Etat, les initiatives locales de développement solidaire peuvent constituer une alternative viable et durable. En effet, la création des coopératives villageoises, des mutuelles et des associations de développement économique peut créer de la richesse et générer des emplois dans les zones de montagne. En Kabylie, les activités comme l’agriculture de montagne, l’élevage, la pêche, le tourisme, la production des produits agroalimentaires et de produits de terroir, les services et commerce, etc., peuvent être organisées sous forme de coopératives solidaires et intégrées dans un système productif local. Il faut également donner un statut adéquat aux comités de village et intégrer leurs actions de développement dans les politiques publiques.
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