Un gouvernement affaibli par les grèves successives, un climat pesant, une opposition qui monte au créneau et dénonce la « paralysie ». Et même si la Constitution algérienne a été révisée, les blocages persistent. Une situation qui remet en cause le rôle de la loi et des autres institutions dans le système du pays. La constitutionnaliste Fatiha Benabbou revient sur les principales questions qui chiffonnent l’opinion publique. - Dans son dernier message, à l’occasion de la célébration de la Fête de la victoire, le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, a appelé «à une confrontation des programmes et à une course au pouvoir». Comment expliquez-vous cette sortie inédite du chef de l’Etat ? À un moment de fragilité politique et sécuritaire, où le pouvoir est acculé par des difficultés financières et conjoncturelles, porteuses de grands dangers pour la paix sociale, il s’agit beaucoup plus alors de rassurer une classe politique complètement abasourdie par l’éventualité d’un cinquième mandat. Et surtout, tenter d’endiguer l’abstentionnisme d’un électorat apathique qui se profile à l’horizon 2019. Il y a manifestement une volonté de crédibiliser la prochaine élection présidentielle, considérée par certains partis politiques comme jouée d’avance. Encore faut-il expliquer que tout pouvoir ne peut se permettre de reposer exclusivement sur la répression et la redistribution de la rente : il doit rechercher la légitimité qui permet la continuité du pouvoir. La légitimité doit s’entendre du fondement du pouvoir et de la justification de l’obéissance qui est due au pouvoir. Pendant longtemps, elle a reposé chez nous sur une double légitimité mémorielle. La première est révolutionnaire, au nom de ceux qui ont participé à la guerre d’indépendance et libéré la nation. La seconde est sécuritaire, en reconnaissance à ceux qui ont jugulé la guerre civile. Les deux sont en train de s’épuiser et de s’effriter avec de nouvelles générations montantes qui n’ont connu aucune des deux guerres. Une légitimité démocratique s’avère, donc, nécessaire. Mais comment s’en sortir ? Là est toute la question ! Or, un des hiatus des lieux du pouvoir en Algérie, c’est que l’élection ne joue pas le même rôle que dans les pays démocratiques : le verdict des urnes n’y est pas l’unique étalon de la légitimité. Les élections constituent un enjeu trop important pour être laissé à la merci de majorités éphémères. En vérité, elles jouent beaucoup plus une fonction de légitimation que celle de délégation de pouvoir. Dès lors, je ne serais pas surprise de voir que l’affrontement entre les partis devrait se dérouler dans un contexte politique qui exclurait toute remise en cause du programme du Président ; et ce, en raison de sa qualité d’incarnation de l’unité de la nation qui lui permet de se réclamer de toute la Nation et donc de se situer au-dessus de la mêlée. - Les partis politiques parlent de la «paralysie» qui frappe les institutions du pays. Ils affirment à ce propos que rien ne semble en mesure de fonctionner «selon les normes et des règles dignes de l’Etat de droit». Qu’en est-il de votre point de vue ? En fait, dans cette observation, il faut déceler deux choses totalement différentes : la paralysie qui frappe les institutions renvoie au problème d’institutionnalisation du pouvoir qui aboutit à la formation de l’Etat moderne. La question qui se pose est : est-ce que l’institutionnalisation est déjà achevée ? Chez nous, l’Etat national est en phase de construction. Surtout, il faut garder à l’esprit qu’il n’est pas un phénomène inéluctable et irréversible. C’est une forme historique d’organisation qui correspond à un certain degré de développement de la civilisation. Or, ce processus n’est jamais linéaire et peut connaître des régressions qui peuvent mener à sa disparition. Alors que l’Etat de droit est l’aboutissement d’un long processus historique de l’Etat moderne, qui peut passer, par exemple, d’un Etat de police, ou un Etat légal, à un Etat de droit. L’État de police est un système dans lequel l’administration peut appliquer de manière discrétionnaire toutes les mesures qu’elle juge utiles. Certes, ce n’est pas un gouvernement arbitraire, car il existe une règle de droit ; mais, l’État peut la changer à sa guise si elle ne lui convient plus. Par conséquent, il faut qu’il y ait d’abord un Etat moderne pour avoir un Etat de droit. Par ailleurs, qu’est-ce que «ces règles dignes de l’Etat de droit» ? L’objectif de l’État de droit se borne à encadrer et à limiter, grâce à un ensemble de normes juridiques, le pouvoir de l’État. Dans sa forme la plus basique, il correspond au principe de primauté de la loi, c’est-à-dire au principe que nul (gouvernants et gouvernés) n’est au-dessus de la loi. Or, sommes-nous dans un Etat de droit ? Avons-nous une justice indépendante en mesure de sanctionner les dépassements des pouvoirs publics, qui deviennent de simples justiciables comme les particuliers? L’action des gouvernants est-elle encadrée et limitée par la suprématie de la Constitution ? Autrement dit, enserrée dans une hiérarchie des normes ? De plus, désormais à l’heure actuelle s’esquisse une évolution de la notion d’Etat de droit vers une conception plus substantielle : la défense des valeurs et des principes. Progressivement, l’État de droit va devenir quasiment synonyme de démocratie libérale et de respect des droits et libertés des citoyens. Les notions de Rule of law britannique et du due process of law américain (le droit à un procès équitable, le droit au juge) y ont été intégrées. Ensuite, l’idée que la règle de droit est tenue de présenter certains attributs intrinsèques répondant à l’impératif de sécurité juridique (clarté, intelligibilité, non-rétroactivité de la loi, protection des droits acquis et stabilité des situations juridiques). - Certains partis dénoncent l’instrumentalisation de la loi par le pouvoir pour décréter l’illégalité des grèves, réprimer l’action syndicale et les mouvements revendicatifs tout en muselant les militants pour les droits. Quel est votre avis ? C’est une dérive dangereuse sur le plan démocratique, car sans ces corps intermédiaires, il n’y a pas de République. C’est d’ailleurs ainsi qu’a commencé la montée des fascismes en Europe dans les années trente. Le pouvoir peut parfaitement instrumentaliser tant la loi que la justice pour laminer les canaux d’intermédiation, mais est-ce dans son intérêt ? En vérité, il finit par devenir lui-même son propre fossoyeur. C’est le sentiment de hogra qui anime les ressentiments les plus forts, tandis que le verrouillage politique de la société civile amplifie le phénomène. En l’absence de voies d’expression structurée, les relations ne seront pas médiatisées par des canaux institutionnels capables de canaliser la contestation en prenant en charge les revendications, et en les portant devant les institutions en mesure de les traduire en réponses politiques. Et ce, à un moment où l’Algérie fait face à des problèmes structurels (corruption, faiblesse des institutions...) et conjoncturels (flambée des prix, chômage des jeunes…), et à une crise de confiance majeure à l’égard de ses institutions représentatives. Car, par- delà l’accomplissement de ses fonctions formelles, un système politique est jugé, aussi, sur sa capacité à reconnaître, à dialoguer et, finalement, à résoudre les problèmes fondamentaux qui secouent la société. Donc, son incapacité à offrir une solution durable aux différentes crises qui le traversent, aboutit à la déception des citoyens. Leur frustration et leur ras-le-bol se soldent finalement par des émeutes. Ce qui est sûr, c’est que la récurrence d’émeutes est le signe d’un grand malaise. A ce propos, les organisations syndicales autonomes ainsi que le mouvement associatif dénoncent une politique systématique d’étouffement : une activité syndicale cantonnée au monopole de l’U.G.T.A, une vie associative réduite à une logique d’arrangement «rente contre soutien». En face, les autorités ne disposent plus d’interlocuteurs crédibles. À force de fermeture, de contrôle des instances représentatives et associatives de la société civile, le pouvoir politique se coupe de sa base (le peuple) et devient sourd, parfois malgré lui, aux revendications. Un système politique qui mène à ces extrémités ne peut que trembler face à la moindre fièvre sociale, car il n’a plus la possibilité de canaliser l’exacerbation des tensions et la colère sociale. Quand il y a une fièvre sociale, rien ne sert de casser le thermomètre… Dès lors que les difficultés commencent à poindre, il faut éviter de les laisser s’amonceler; et il est plus prudent de les solutionner, une à une, à travers des canaux institutionnels, que de se retrouver devant une vague de contestation généralisée et un face-à-face mortel entre le cœur du pouvoir et la foule déchaînée. - Quel rôle doivent jouer les corps intermédiaires (société civile, opposition) dans le fonctionnement institutionnel ? Le peuvent-ils ? Les corps intermédiaires ont quasiment un rôle de contre-pouvoirs. Dès son avènement, l’Etat moderne s’est institué sur la coupure - disjonction qui sépare la société civile (sphère privée) de l’Etat (sphère publique). Cette séparation signifie que l’individu doit pouvoir opposer à l’Etat des droits naturels tirés de sa qualité d’homme. Les corps intermédiaires jouent un rôle de lien qui permet de combler le fossé entre société politique et société civile. C’est dire l’importance du rôle qu’ils peuvent jouer… Alors, l’Etat algérien peut-il se construire sans société civile ? Si le pouvoir politique obéit à une logique interne d’expansion qui le pousse souvent à la dérive, en revanche, l’Etat, en tant que pouvoir institutionnalisé, connaît une contrainte, la société civile qui le limite : «Touche pas à mes droits et libertés», tel est le slogan que pourrait émettre la société civile à l’égard du pouvoir qui ne doit pas interférer dans son champ d’action. Concernant l’opposition institutionnelle, la Constitution, en dessinant, à travers la représentation, l’articulation entre le pouvoir et les contre-pouvoirs, redistribue du pouvoir. Et c’est là qu’émerge le rôle des oppositions politiques, en l’occurrence à travers l’Assemblée nationale… Rôle de tribune permettant une veille démocratique, un rôle d’aiguillon, en quelque sorte, pour éviter une dérive du pouvoir. Quant aux partis politiques, la plupart ont été caporalisés. Le champ politique algérien, déjà fortement fragmenté, s’est retrouvé miné, dévasté avec un multipartisme débridé, sans possibilité d’alternance. Le contrôle de la société par la neutralisation du mouvement associatif et le discrédit de l’opposition véritable a montré ses limites : une dévitalisation et une dépolitisation de la société civile, devenue violente et anomique… Une régression profonde de la société qui s’est refermée sur elle-même, en opérant un retour sur le religieux. Véritables lignes rouges qui peuvent inexorablement faire disparaître… l’Etat ! - La Constitution algérienne a été révisée, mais les blocages persistent. Que vaut la loi dans le système institutionnel du pays ? Une Constitution ne vaut que par le cadre qu’elle trace à l’organisation du pouvoir et par l’effectivité de ses droits fondamentaux. Elle doit donc, non seulement, se concrétiser par des actes d’exécution et en posant les limites que ne peut transgresser le pouvoir, mais aussi et surtout, en mettant l’accent sur l’importance des garanties juridictionnelles. Elle doit, en cas de non-effectivité de son application, être pourvue d’un recours juridictionnel et d’une sanction. Présentement, existe-t-il des mécanismes judiciaires qui vont permettre d’assurer cette garantie ? Les autorités judiciaires ont-elles l’indépendance nécessaire pour sanctionner la méconnaissance des textes ? Dans le cas contraire, ces dispositifs juridiques, simplement énoncés ou écrits, resteront des principes, de belles déclarations et non des normes. De même, tel que prévu actuellement, le contrôle de constitutionnalité des lois est insuffisant pour prendre en charge l’effectivité des dispositions constitutionnelles. Certainement, la dernière révision constitutionnelle prévoit de faire évoluer l’organisation juridictionnelle par la mise en place d’une justice constitutionnelle. Mais en attendant la loi organique chargée de l’application de cette révision qui devrait intervenir en 2019, aucune possibilité de recours n’est offerte au justiciable dont on a lésé un droit fondamental. Ce qui laisse, présentement, au cœur du débat la problématique de l’effectivité des textes par la garantie juridictionnelle, d’autant qu’aucune procédure en cas de carence dans l’application des textes n’existe. Dans nombre de pays n’ayant pas encore un Etat moderne, la Constitution ne limite pas l’action des dirigeants car aucun contre-pouvoir n’est prévu. Il s’ensuit que la Constitution, en tant qu’instrument entre les mains du pouvoir, n’est plus la barrière juridique visant à limiter le pouvoir. Ce dernier y a recours comme mode de légitimation seulement. Par conséquent, la Loi fondamentale aura tendance à s’absorber dans sa fonction de légitimation, devenant un instrument aux mains du pouvoir. Ce qui pourrait condamner la Constitution algérienne à figurer parmi les «constitutions sémantiques » ; celles dont les règles n’assurent pas la régulation du jeu politique mais servent exclusivement à la légitimation des détenteurs actuels du pouvoir.
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