Les vestiges des cahutes bâties à base de branchages, de tôle et de plastique témoignent d’une agression violente. Des chaussures usées, des bidons éventrés et des ustensiles jonchent les allées poussiéreuses et défoncées des lieux. Reportage. Jeudi 15 mars. Temps maussade. Un vent incisif souffle sur l’oued Jorgi. Emmitouflé dans un large pardessus, nous rasons les murs pour dévaler la pente menant au ghetto. Aussi étonnant que cela puisse paraître, emprunter le chemin menant chez les migrants en situation irrégulière d’origine subsaharienne est perçu comme suspect. Une suspicion née de cette idée farfelue consistant à faire croire que toute promiscuité avec les migrants en situation irrégulière est synonyme de trafic, de prostitution, de crime… Des stéréotypes qui ont la peau dure. En bas, les vestiges des cahutes bâties à base de branchages, de tôle et de plastique témoignent d’une agression violente. Des chaussures usées, des bidons éventrés et des ustensiles jonchent les allées poussiéreuses et défoncées des lieux. C’est comme si le territoire avait été dévasté par une fatalité inexorable. La rivière à sec respire la méfiance et la colère. Les communautés, naguère bien organisées, ne sont plus que des groupes désorientés, amers... Avides d’en savoir plus, nous déambulons dans les méandres du val maudit. Au pied d’un monticule, un «bourg» composé d’une huitaine de bicoques semble avoir survécu au drame. «On arrêtera de migrer quand l’Occident cessera de décider pour nous ! » «Notre territoire a été incendié de nuit par des mains inconnues. La peur dans l’âme, nous nous sommes déplacés un peu plus loin et avons élevé dans l’urgence et avec les moyens de fortune ces gourbis», explique, dépité, Abdullah, un Camerounais frisant la cinquantaine. Ismaïl, le visage émacié, confesse avoir perdu cette folle envie d’aller humer l’air ibérique, mais au point où il était, pensait-il, abdiquer s’assimilerait à de la lâcheté. Comme pour résumer la philosophie de la migration irrégulière et périlleuse du Sud vers le Nord, il enchaîne : «On arrêtera de migrer quand l’Occident cessera de décider pour nous ! » Installé sous une tente de fortune, qui risque de s’écrouler à la moindre secousse de faible intensité ou un vent anodin, Moussa se plaint : «Nous vivons au milieu des immondices, menacés par des reptiles, sans sanitaires, sans eau, ni électricité. Nous aussi, nous aimerions habiter dans des maisons en locataires, bien sûr. Vivre comme des êtres humains. En nous isolant et en nous rejetant, on nous réduit à des infra-humains. Et dire que nous sommes dans notre propre continent !» Mata, jeune infirmière dans son pays, semble être née sans avoir connu le sourire. Ses yeux tristes expriment sa douleur, ses malheurs. «J’ai longtemps été bercée par le rêve de venir en Algérie pour exercer mon métier. Mais une fois ici, mon rêve s’est évaporé. J’ignorais que travailler dans votre pays était impossible», confie-t-elle d’un ton qui ferait fondre le monticule au pied duquel elle élit domicile. Son jeune époux, étudiant en économie, mortifié par la déception et le désespoir, révèle simplement : «J’étais guidé par le seul désir de terminer mes études dans une des universités algériennes. Je croyais que c’était possible, j’étais trop naïf…» Dibena, simple électricien de son état, expulsé de Paris vers son pays en 2016, ne cherche qu’à retrouver ses trois enfants (deux filles et un garçon nés en France) et son épouse. Très affecté moralement par sa situation particulière, Dibena, Camerounais (voir l’histoire en encadré), que rien ne semble pouvoir consoler, peste contre ceux qui l’ont enferré dans son destin. «J’étais en règle en France et je n’avais commis aucun délit. J’ai été reconduit à la frontière sans m’accorder l’ombre d’un instant pour défendre ma cause. En tant que ‘‘réfugié international’’, je suis ‘‘inexpulsable’’, légalement. Et même si c’était le cas, on m’aurait reconduit à la frontière du pays d’où je venais, c’est-à-dire l’Espagne. Aujourd’hui, je réclame un procès équitable pour recouvrer mes droits. A l’heure qu’il est, je devrais être avec mon épouse et mes enfants en bas âge à Paris, pas sur les rives du oued maudit», dit-il avec une colère qui cache mal son malheur... Ironie du sort ou obstination de l’être humain, toujours est-il que cette reconduite à la frontière n’a pas entamé une once de son envie de retourner dans l’Hexagone, puisque trois semaines après son expulsion au Cameroun, il reprendra la route en direction de l’Algérie pour atterrir au ghetto de Maghnia en septembre 2016. «Nous devons vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir comme des idiots» (Martin Luther King) A cet instant, Lucienne, une élégante silhouette de 24 ans, nous rejoint, souriante. «Ne vous fiez pas aux apparences, je ne suis pas mieux lotie qu’eux, sourire ou chanter, pour moi est un moyen de décompresser, de garder l’espoir. Etre de bonne humeur tue mes déboires...» En fait, une sorte d’autothérapie que Falone s’applique et cela semble réussir pour elle et, peut-être épisodiquement, pour l’ambiance fraternelle du groupe au ghetto. Lucienne explicite : «Vous savez, moi mon but n’est pas l’Europe, mais vivre ici en Algérie. J’espère seulement que les autorités algériennes nous acceptent en nous régularisant !» Du haut de la crête surplombant la vallée, Fadack Mboualé Franck Basile, la cinquantaine consumée, m’interpelle : «Hé monsieur, je viens de Paris où j’ai vécu 15 ans. Mon odyssée devrait s’appeler ‘‘De Paris à l’oued de Maghnia, via la brousse et le désert’’.» Fadack, qui garde son sens de l’humour, vit au ghetto avec son épouse et ses deux jumeaux : «Je ne perds jamais espoir, mon objectif c’est de retourner à Paris, sinon le cas échéant, rester ici dans un cadre légal pour faire vivre ma famille d’ici et de là-bas en Afrique. Nous savons que nous sommes en Algérie et donc nous sommes en devoir de respecter les lois du pays et de nous adapter aux us et coutumes des Algériens pour vivre ensemble en symbiose, loin des heurs…» Un leurre, en ce sens que l’Etat algérien, au-delà des discours politiques emprunts d’humanisme, a entrepris sans crier gare de rapatrier en masse des Subsahariens vers la frontière avec le Mali. Des rapatriements qui ont redoublé de férocité depuis ces dernières semaines. Le 11 mars, la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (Laddh) a révélé que «280 migrants, dont 13 femmes et 12 enfants ont été arrêtés par des policiers, dont des civils, dans la rue, des maisons et dans les chantiers et regroupés dans le centre de vacances de Zéralda (ouest d’Alger) avant d’être transférés au camp des réfugiés de Tamanrasset, dans le sud du pays». Selon la même source, «les personnes arrêtées sont en grande majorité des Maliens, des Camerounais et des Ivoiriens, qui représentent 70% des migrants installés en Algérie». L’organisation non gouvernementale Human Rights Watch (HRW) a dénoncé à son tour, à la même période, des «vagues d’expulsion arbitraires» de migrants subsahariens vers des «zones de non-droit au Mali» où certains sont «rançonnés». Les autorités algériennes, selon cette même ONG, «ne filtrent pas les migrants et ne leur donnent pas la chance de contester leur expulsion, y compris à ceux qui peuvent prétendre au statut de réfugié». La Ligue algérienne de défense des droits de l’homme estime à au moins «2000 cas d’expulsion du territoire national depuis le début de l’année», avec cette précision de taille : «Les migrants expulsés sont parfois en situation régulière.» Et d’indiquer : «Il y a au moins 60 000 migrants en Algérie, dont une partie qui travaille sur des chantiers à Alger et Oran, plus particulièrement...» Approchés, des responsables, à l’image du service régional de l’émigration de Maghnia et le Croissant-Rouge algérien n’ont pas souhaité s’entretenir avec nous sur les dernières opérations massives de rapatriement. Le ministère des Affaires étrangères, qui avait insisté sur le fait que cette opération a été faite en concertation avec les pays d’origine, avait clairement déclaré que l’Etat algérien ne veut pas de migrants clandestins sur son territoire, d’où justement ces opérations de rapatriement qui s’inscrivent dans le cadre d’une série de mesures lancées en coordination avec les pays de l’Afrique subsaharienne, notamment le Mali et le Niger, afin de juguler les flux migratoires vers le sol algérien et lutter contre l’immigration irrégulière et les réseaux de la traite des personnes. Mais combien tiendront encore dans leur ghetto Moussa, Debina, Lucienne, Mata, Abdullah, Fadack et les autres... ? L’oued Jorgi vit dans la peur et l’incertitude ; la peur de subir un raid des services de sécurité, d’arrêter ses occupants et les rapatrier vers le sud du pays. Quoi qu’il en soit, les derniers rescapés de l’oued continuent à s’accrocher à un brin d’espoir. Celui de rester sur le territoire algérien et...peut-être embrasser l’Occident...
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