mercredi 1 juin 2016

Médéa : Terreur sismique

Depuis dimanche et le violent séisme qui a secoué la région de Mihoub, dans la wilaya de Médéa, dont l’épicentre a été localisé à seulement 10 kilomètres du chef-lieu de la commune, Ayache Rezgani ne dort plus. Ou si peu. A la belle étoile. Lui qui a passé 14 ans à traîner son barda de chaumière en chaumière, des masures en «toub» et en «trab» marquées du sceau de la fragilité, il a pu enfin goûter au confort d’un vrai logement en dur dans une cité flambant neuve, rue Boudjemaâ Ahmed. Ses habitants l’appellent communément «cité des 22 Logements» comme le nombre de ses heureux locataires. C’est l’une des nouvelles cités de Mihoub, commune de quelque 16 000 âmes (12 191 au RGPH 2008), située à environ 110 km à l’est de Médéa et à une centaine de kilomètres au sud d’Alger. Pour y accéder, nous quittons la RN8 après avoir dépassé Tablat, avant de bifurquer à gauche pour emprunter une route de montagne boisée, sertie d’une belle forêt de pins, qui mène jusqu’à Aïn Bessem. La petite localité émerge à environ 25 km à l’est de Tablat, à 10 km de la daïra d’El Azizia. D’emblée, Mihoub apparaît comme assez enclavée, flanquée sur une crête dominant plaines et valons boursouflés. Erigé sur un terrain escarpé et rugueux où il est difficile de prendre pied, le petit bourg de naguère s’étend à vue d’œil, à en juger par le nombre croissant de nouveaux bâtiments qui barrent le paysage, dont des cités encore en chantier, un grand lycée (sérieusement touché par le séisme), un centre de santé tout neuf, une bibliothèque communale (sensiblement affectée elle aussi), et qui s’agglomèrent d’une façon chaotique en essayant tant bien que mal de faire bon ménage avec les anciennes construction rurales. La cité des 22 Logements participe donc de cette nouvelle dynamique urbaine. Logements sociaux fissurés et joie de courte durée Et pour revenir à Ayache, il nous explique d’emblée qu’il était fraîchement installé avec sa famille dans la cité, quand la secousse (de magnitude 5,3) de dimanche dernier est venue les en chasser. Le logement social en question a été attribué en réalité à son père, un vieux paysan qui aura attendu toute sa vie pour voir la lumière. Et comme la nature a ses raisons que la raison ignore, trois mois à peine après réception du précieux sésame, la terre a tremblé avec fracas et la cité immaculée a cédé la place à un ensemble immobilier éventré de partout. «Ma frahnache biha» (notre joie a été de courte durée), soupire Ayache en nous faisant visiter le petit F3 situé au rez-de-chaussée d’un bâtiment de quatre étages, déserté par ses occupants. «Mon père a failli y passer : une partie du plafond s’est effondrée et il a reçu un bloc de parpaing sur la jambe», raconte notre hôte. Aucune des pièces n’a été épargnée par les grosses fissures qui lézardent les murs de cloisonnement, et à travers lesquelles ont peu facilement voir de l’autre côté. Un tas de débris s’est formé au milieu d’un patio, témoignant de la violence du choc. «Nous vivons à quatre dans cet appartement : ma mère, mon père, ma sœur et moi. Depuis le séisme, personne ne dort ici. On s’est aménagé un petit abri pas loin d’ici. Je vais vous y conduire.» Chemin faisant, le jeune homme de 25 ans, les traits tirés, explique qu’il est le seul soutien de sa famille. Ayache est «zoufri» comme il dit, un ouvrier agricole. «Je suis journalier. Le travail ici est très aléatoire. Et mon père est très fatigué. Il touche à peine une petite allocation de 3000 DA, du coup, c’est moi qui prend en charge la famille.» A environ 200 m de la cité se dresse un abri de fortune érigé au bord d’une piste, entre deux arbres, à base de couvertures en laine et un tapis en fibre synthétique. Le refuge ainsi improvisé, et qui est à ciel ouvert, est réservé aux femmes de la famille, tandis que le père qui souffre de contusions est alité sur une mince couche à l’ombre d’un bosquet. Le vieux paysan doit s’appuyer sur une béquille. «Ma mère lui a juste passé de l’huile d’olive sur la jambe», confie Ayache. Notre ami se montre étrangement serein malgré cette cascade de calamités. «Je me contente de ce qu’on me donne. Li jat marhba. J’ai longtemps végété dans des gourbis, je ne vais pas faire la fine bouche. Tout ce que je veux, c’est retrouver mon foyer.» Comme les autres locataires de la cité, Ayache déplore la qualité du nouveau bâti qu’il qualifie de «maghchouche» (corrompu) en espérant que les opérations de «tarmim», de restauration, débutent au plus vite. D’ailleurs, voici une équipe de l’OPGI de Médéa répartie sur plusieurs pick-up Volkswagen rutilants, qui fait la ronde de son parc logements. Manifestement, l’équipe technique procède aux premières évaluations des dégâts au niveau des sites touchés par le séisme. Yamina Salhi, autre sinistrée, est, elle aussi, bénéficiaire d’un logement social situé à la cité des 60 Logements, qu’elle ne peut plus occuper. «Mon logement est tout fêlé. Je ne peux plus y habiter. Avant, je vivais dans une baraque délabrée. J’ai bénéficié de ce logement il y a seulement trois ans. Finalement, je n’en ai pas profité. Mektoub. Maintenant, je ne sais plus quoi faire. Nous avons peur. Je n’ai ni père, ni frère, ni mari, ni personne. Je n’ai qu’une seule fille, elle est en classe de terminale. Elle passe son bac à El Azizia. Elle est moralement abattue. Comment voulez-vous passer le bac dans de telles conditions ? Au moins qu’on nous donne une tente. On n’a pas où aller. Tous les locataires de ma cité sont dehors. Aidez-nous s’il vous plaît !» «Il nous faut des chalets avant le Ramadhan» Un climat quasi insurrectionnel règne aux abords de l’APC où des dizaines de sinistrés de Mihoub et des mechtas voisines sont venus exiger d’être pris en charge. D’autres groupes ont occupé la route pour obliger les autorités à écouter leurs doléances. «Nous ne sommes pas des casseurs, nous voulons simplement qu’on nous vienne en aide. Contrairement à ce que disent certains journaux, nous avons protesté dans le calme, et même les gendarmes étaient de notre côté», témoigne l’un des participants à ce mouvement social. Tout autour de l’enceinte municipale, plusieurs 4x4 de la Gendarmerie nationale sont mobilisés à grand renfort. Egalement des ambulances de la Protection civile ainsi qu’une autre à l’enseigne de l’établissement public de santé de proximité de Beni Slimane pour porter assistance aux personnes en détresse.  La foule massée sur la place attenante à la mairie est telle qu’il est difficile de se frayer un passage jusqu’aux bureaux des élus locaux. Il nous fut d’ailleurs impossible de toucher le maire ou l’un des vice présidents pour avoir le son de cloche des responsables locaux. Au demeurant, ils étaient tous accaparés par une réunion marathonienne avec les cadres de la wilaya. «Le problème ne date pas d’aujourd’hui. Depuis le séisme du 10 avril, nous sommes livrés à nous-mêmes. Après le dernier séisme, la situation est devenue intenable. Je passe la nuit dehors avec mes enfants. Qu’est-ce qu’ils attendent pour agir ? On nous a promis des tentes mais ce n’est pas du tout adapté pour une zone pareille. A la première bourrasque, ça s’envolera. Pourquoi on ne nous donne pas des chalets comme ils l’ont fait pour Boumerdès ? Nous sommes aux portes du Ramadhan, khafou rabbi ! Il nous faut des chalets avant le Ramadhan !» fulmine Ali, enseignant dans un CEM. Ali habite une cité à Rezgui Abdallah ; il estime que les petits immeubles de Mihoub, même les plus récents, n’offrent plus la moindre garantie. «Nous avons essayé de restaurer nos appartements après chaque séisme. Nous avons même mis la main à la poche pour rafistoler nos maisons. Et à chaque secousse, ça rechute. Le replâtrage ne sert à rien. Il faut impérativement des chalets en attendant une solution durable. Après le séisme du 10 avril, nous avons passé plusieurs nuits dans la rue puis nous avons regagné nos foyers. Cette fois-ci, il n’en est pas question. Nous sommes en danger de mort.» «On veut juste une guitoune !» Rachid, 46 ans, ouvrier agricole comme Ayache, habite à Oued Khemis, un village situé à proximité du chef-lieu de la commune. Rachid a le cœur gros et ne mâche pas ses mots. «Nous sommes entassés à 14 dans un taudis. Tout est enseveli sous terre : les matelas, la télé, la semoule, les ustensiles, nos effets personnels, tout !» peste-t-il. «Maintenant, on n’a plus rien. Moi, je peux passer la nuit dehors, et l’enfant, le bébé qui vient de naître, il peut dormir dehors ? Ça fait trois jours qu’on est à la rue. Qu’est-ce que je vais faire ? Vivre avec ma famille au milieu de la forêt ? C’est honteux ! Où est l’Etat ? Où sont les tentes promises ? On ne les a toujours pas vues ! On veut des tentes en urgence pour abriter nos familles dans des conditions dignes. Vous trouvez normal qu’un père de famille passe la nuit dans la nature avec ses filles ? Les gens ne trouvent rien à manger, ils crèvent de faim et ça n’émeut personne ! Cela fait 50 jours (depuis avril, ndlr) que la terre tremble et personne ne bouge. Les autorités n’en ont cure de notre situation. Tu n’as aucun droit ici. Tu ouvres ta gueule, on te ramène la gendarmerie. Je suis prêt à me faire enchaîner et les suivre à Reggane s’il le faut ! Je veux vivre en homme digne. H’na bled hogra ! On n’a pas de logement, pas d’aide à l’habitat rural, walou ! Même le couffin de Ramadhan, on l’a chipé au zawali ! On veut juste une guitoune pour cacher notre misère. Est-ce trop leur demander ? Ce peuple a voté pour toi, alors sors et parle-lui !»  D’autres voix s’élèvent pour crier à l’unisson : «Mihoub rahi m’hamcha. Nous sommes marginalisés !» ; «Mihoub est le parent pauvre de la wilaya de Médéa» ; «Mihoub mankouba à 100% : nous n’avons ni eau, ni éclairage public, ni trottoirs, ni aménagement ni rien !»  A ce propos, d’aucuns nous ont signalé cette anomalie criarde : un barrage gorgé d’eau à un jet de pierre d’ici, en l’occurrence le Koudiet Acerdoune, et des robinets secs à longueur d’année. «Nous avons l’eau une fois tous les 20 jours, voire une fois par mois alors que le barrage alimente toutes les wilayas voisines, jusqu’à M’sila», s’indigne Ali. Il importe de souligner, en évoquant cet ouvrage hydraulique, qu’une bonne partie de l’opinion locale est persuadée que ce cauchemar sismique à répétition que subit Mihoub n’a qu’une seule source et une seule explication : le barrage de Koudiet Acerdoune. «Nous lançons un appel aux autorités pour faire une véritable expertise et voir dans quelle mesure la mise en marche de ce barrage a fragilisé le sol dans la région», réclament plusieurs citoyens qui nous ont interpellé à ce sujet. «Au moins qu’on soit fixés définitivement : si le barrage est la source de cette activité sismique, qu’on décrète cette région inhabitable et qu’on nous mette ailleurs !» Harcèlement tellurique Au-delà des dégâts du séisme du 29 mai, ce qui inquiète par-dessus tout la population de Mihoub et des autres communes de la région, c’est la persistance des secousses. «J’ai 66 ans, j’ai vécu pas mal de séismes, jamais je n’ai connu des séismes à répétition comme cette fois. Nous avons en moyenne 7 fortes répliques le jour et 5 à 6 la nuit», témoigne Khaled Yaiche, un habitant d’un hameau appelé Ouled El Aoufi, dont la demeure est striée de nombreuses fissures. «Eddar wellat fiha eroâ’b» (la maison est devenue effrayante) martèle-t-il. «On se dit toujours : peut-être que la prochaine fois je n’en sortirais pas vivant. Toutes les demi-heures, ça bouge. C’est cette répétition qui trouble notre quiétude.» Au moment même où nous faisions la tournée des quartiers de Mihoub, nous avons été témoins de deux fortes répliques accompagnées d’un bruit sourd. «C’est une activité tout à fait normale : quand il y a une secousse principale, elle est toujours suivie de répliques», tempère un cadre du Craag rencontré fortuitement sur place, en compagnie d’une équipe venue installer un sismographe dans le lycée de Mihoub. L’appareil de détection, alimenté par un panneau photovoltaïque, a sans doute pour but d’affiner l’observation de l’activité sismique dans la région, surtout que la majorité des derniers séismes relevés dans la wilaya de Médéa avaient pour épicentre le périmètre de la commune de Mihoub. Au moment où l’équipe du Craag s’employait à «planter» son sismographe, une réplique s’est produite, aux coups de 13h10. Vécu d’aussi près, le grondement tellurique est terrifiant. «Je t’avais dit qu’il était de 3 et quelque», lance un ingénieur à son collègue, avant de lâcher : «Nous avons l’habitude…» Confirmation : la réplique, d’une magnitude de 3,5 a été relevée par le Craag à 13h08, rapporte l’APS. Son épicentre a été localisé à 4 km au sud-ouest de Mihoub. Ce «harcèlement tellurique» fait que la population est fortement éprouvée. A en juger par le grondement sourd que nous avons entendu, il n’est pas aisé de vivre avec de telles frayeurs tous les jours. Et la peur se trouve amplifiée dans le froid et le noir des nuits sismiques. «Psychologiquement, nos enfants sont à bout», se plaint un père désemparé. Une situation qui a poussé un nombre croissant d’habitants à délaisser progressivement leur domicile pour des gîtes de secours. Cela a commencé peu après le séisme du 10 avril. «Cela fait presque deux mois qu’on ne dort plus chez nous», témoigne Kamel, commerçant de son état, résidant d’un quartier délabré. A l’arrière d’un véhicule utilitaire Hilux, deux de ses filles ont installé un matelas et une couverture, essayant de s’offrir une petite sieste, histoire de compenser les nuits épuisantes des «veilles antisismiques». La plus jeune, en classe de terminale lettres, qui devait passer le bac cette année, a dû jeter l’éponge la mort dans l’âme. «J’ai abandonné, ce n’était plus possible de préparer le bac dans ces conditions, c’est dommage !» dit-elle avec tristesse. Les voisins de Kamel ont disposé chacun une tente de camping, des tapis, des couvertures, pour s’aménager un abri sûr à quelques mètres de leur domicile. Il faut dire que même quand les fissures ne sont pas très graves, les gens préfèrent la prudence. «A la limite, moi, je peux réintégrer mon foyer. Mais tu n’as pas le droit de mettre la vie de ton enfant en danger», glisse, ému, un sinistré.  

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