Plusieurs administrations publiques veulent passer à l’utilisation de la langue arabe. Imaginons le changement... Le 4 juillet dernier, soit la veille du 55e anniversaire de l’indépendance nationale, une réunion du conseil d’administration d’Algérie Poste, présidée par la ministre de la Poste et des Technologies de l’information et de la Communication, Houda Imène Feraoun, avait abouti à la décision de supprimer l’usage de la langue française dans les documents officiels et de la remplacer par la «langue nationale». Cependant, cette décision fait-elle suite aux demandes récurrentes qui lui sont parvenues ? En effet, en avril dernier, la direction de Sonelgaz a annoncé que les factures établies par le groupe seront désormais imprimées en langue arabe suite aux réclamations de seize wilayas. «Pour le moment, rien n’a encore été fait. Cependant, étant donné qu’un décret ministériel a été établi, on devrait bientôt passer à la pratique», confie un employé d’Algérie Poste. Toutefois, ce même employé ainsi que nombre de ses collègues ne comprennent pas le but d’une telle initiative. Il explique : «Nous qui travaillons au sein de cette entreprise ignorons la raison d’une telle démarche. D’autant que ce n’est pas du tout le moment d’apporter un tel changement, compte tenu de la phase d’austérité que traverse le pays.» A la question de savoir si ce changement sera bénéfique ou s’il facilitera une quelconque tâche, la réponse est non, bien au contraire. Le cadre avoue : «L’application de cette décision provoquera un cataclysme. Toute la population est habituée à la langue française. Passer d’une langue à une autre sans préavis ou campagne de sensibilisation ne fera que compliquer la situation.» Selon lui, la ministre des Tics, via cette décision, ne fait que de la politique et «chamboule par la même occasion tout notre travail». Mais finalement, quel est l’intérêt d’un tel chamboulement ? Souhil Meddah, expert financier, voit en cette démarche quelque chose de bénéfique dans une certaine mesure. Arabophobie Si on se limite uniquement aux entités citées, qui s’adressent principalement à tous les types d’acteurs, surtout les petits consommateurs (ménages), cette décision leur offre la possibilité de gérer les différends qui peuvent «se manifester en aval sur les plans des réclamations et des contentieux, elle s’adapte aussi à une société qui devient mal francisée face aux règles qui s’appliquent en termes juridiques. Donc, cette généralisation dans les termes des flux à la poste où la facturation d’électricité s’adresse uniquement aux acteurs internes de la société qui sont en majorité des usagers de comptes ou des consommateurs finaux». Pour le sociologue Mohamed Kouidri, l’intérêt est bien sûr d’ordre politique souverainiste. En effet, Mohamed Kouidri explique que le pouvoir politique n’ira pas jusqu’à la généralisation des deux langues nationale et officielle à tous les secteurs de la vie socioéconomique, et ce, pour deux raisons. La première est que l’Algérie a déjà tenté une expérience par le passé concernant la finance lorsqu’elle a voulu imposer la langue nationale au secteur bancaire. «Les premiers à réagir à ce changement étaient les Allemands qui avaient exprimé leur réticence à cause de ce que cela allait leur demander comme investissements financier, matériel et humain pour s’adapter. Imaginez si l’Allemagne imposait sa langue nationale ?» Un avis quelque peu partagé par l’expert en finances, Souhil Meddah, qui soutient : «Sur le plan des relations extérieures, une telle approche compliquera probablement les relations par rapport aux divers partenaires étrangers qui optent pour l’anglais comme langue internationale.» La seconde est par rapport à une certaine «arabophobie qui tend sournoisement à se développer en Algérie». Enjeux De son côté, Ahmed Benfares, président de l’Ordre des pharmaciens de la région de Blida, estime que la décision d’arabiser la relation de l’administration avec le public dans les PTT et Sonelgaz est une manière de marginaliser une partie de la population qui maîtrise très peu ou pas du tout la langue arabe ; abordée strictement sur cet aspect, c’est une sanction prise à l’encontre de cette frange de la population ; l’usage des deux langues, français et arabe, dans la communication comme cela se fait jusqu’à présent ne dérange en rien les arabisants exclusifs qui pouvaient utiliser l’arabe à leur guise. Pour lui, «l’arabisation à outrance, sans préparation efficace et réfléchie, est une manière aussi de mettre à l’écart des cadres de haut niveau formés dans les grandes écoles internationales, ce qui constitue une perte sèche pour des considérations strictement politiques qui ne tiennent pas trop compte des impératifs économiques et technologiques.» Le spécialiste s’interroge : cette décision coïncidant avec le changement de gouvernement serait-elle un retour sur la période d’avant 1999, durant laquelle l’arabisation générale était un programme et que le président Bouteflika, conscient des enjeux internationaux, a freiné au grand bien des intérêts du pays ? «A mon avis, il ne serait pas prudent de se lancer dans des révolutions de ce genre en pleine période de crise, alors que le pays est dans une course contre la montre, sachant que tout changement de cette envergure nécessite une adaptation et que toute adaptation est chronophage», estime-t-il. Considérations politiques Ainsi, après le passage à la langue arabe dans les documents officiels de Sonelgaz ou encore d’Algérie Poste, qu’adviendra-t-il des autres secteurs, comme la santé ou encore l’économie, si on venait à les arabiser aussi ? Tout d’abord : le secteur de la santé. Pour Ahmed Benafres, ce serait une grande aberration pour plusieurs raisons. Selon lui, il serait insensé de faire travailler dans la langue arabe des professionnels formés exclusivement dans la langue française. «Arabiser quoi ? Les prescriptions médicales dans les cabinets médicaux et les protocoles de traitement dans les hôpitaux ? Pour quels avantages ?» s’interroge-t-il. Pour le spécialiste, il ne faut pas faire passer des considérations politiques étroites au détriment de la santé. «Arabiser les prescriptions médicales, c’est augmenter la difficulté et les risques. Submergés par les nombreux génériques dont les noms de spécialités se ressemblent, alors qu’ils sont des DCI différentes aux indications différentes, les professionnels, qu’ils soient médecins ou pharmaciens, peinent à se retrouver et développent mille et une précautions pour éviter les erreurs fatales, ceci dans la langue française qui, je le rappelle, est la langue de formation. Arabiser, c’est transcrire une transcription phonétique qui n’est jamais exactement fidèle à la dénomination d’origine en langue française.» Pour conclure ce chapitre, Ahmed Benfares ne manque pas de faire rappeler que malgré le fait que la médecine moderne soit née dans le monde arabo-musulman et que les premiers savants de cette discipline en soient issus, la médecine n’a pas connu les évolutions nécessaires dans le monde arabo-musulman qui auraient développé avec elle la langue arabe pour la rendre efficace dans cette science. Toutes les recherches, toutes les découvertes, toute la documentation sont faites dans le monde occidental et en langues occidentales. Concernant le secteur de l’éducation, il serait aussi difficile de revenir une nouvelle fois aux anciens programmes, ce qui n’est pas plus mal. Risque En effet, les programmes, dits de nouvelle génération, introduits par l’actuelle ministre de l’Education Nouria Benghabrit, sont bien plus porteurs de résultats. Mais en cette période d’austérité que traverse le pays, apporter un tel changement ne serait-il pas très coûteux pour les caisses de l’Etat qui peinent à se remplir ? Tout dépend de la conception générale des applications actuelles, selon Souhil Meddah, car même pour une entreprise comme Sonelgaz ou les centres du CCP, le passage vers une généralisation de la langue arabe se fera progressivement, avec une possible adaptation des progiciels actuels au lieu de faire un changement complet. Des modifications sur les bases de données et des progiciels utilisés seront nécessaires pour devenir compatibles avec les différentes langues de communication. «Le groupe Sonelgaz, par exemple, dispose d’une entité ‘‘Elite’’ qui emploie des équipes spécialisées dans le développement et les mises en place d’application, et qui peut prendre en charge les modifications et les adaptations nécessaires pour répondre au besoin.» Pour l’expert, le véritable risque réside dans les blocages incontrôlés entre les bases et les états de sortie à partir des nouvelles configurations, et qui peuvent pénaliser le rythme de fonctionnement des services directs ou autres indirects utilisateurs de ces fonctions, causant quelques probables retards de paiement. Et la ressource en finances intérieures sera touchée, sans conséquence directe sur les flux extérieurs. «Sur le plan des flux de trésorerie, aucun changement n’est envisageable, mais d’autre part et comme évoqué plus haut, le recours à la langue arabe s’adapte surtout aux besoins des relations juridiques, ce qui servira peut-être à faciliter les procédures ou à limiter les pertes sur ce plan. Sur le plan économique, l’effet négatif sera ressenti probablement à partir du ralentissement du rythme des flux de trésorerie qui seront partiellement différés à cause des blocages techniques ou des lenteurs d’interprétation entre entités et consommateurs.»
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire