Lina, Salah, Maya, Abderraouf, Kawthar, Zakaria, Malik… Ils ont entre 20 et 26 ans. Ils étaient gamins lorsque Boutef a accédé au pouvoir en 1999. Ces jeunes font ainsi partie d’une génération qui n’aura connu qu’un seul Président, et fortement diminué avec ça, lui dont les deux derniers mandats ont été pénibles pour tout le monde. Si le patient de Zéralda allait au bout de sa quatrième mandature, il bouclerait 20 ans de règne. C’est l’âge de Abderraouf et Zakaria. Malik, le benjamin de notre «casting», n’était même pas né au moment du retour aux affaires de l’ancien homme fort du régime de Boumediène. Quelle image se font-ils du président Bouteflika ? Quel regard portent-ils sur cette longue séquence «mugabesque» que sont les années Boutef ? Comment envisagent-ils l’avenir quand des voix de la banlieue du sérail se mettent déjà en campagne pour préparer l’opinion à un 5e mandat ? Parole à ces jeunes en or qui valent toutes les jeunesses dorées… «Quand j’étais prêt pour l’écouter, il a cessé de parler» Salah Badis, 23 ans, est écrivain. Il aime se définir comme un «ouvrier du langage». «C’est mon côté gaucho», sourit-il. Diplômé en sciences politiques, il est surtout connu dans les milieux littéraires comme un poète atypique, à l’écriture singulière, lui qui s’est signalé par un recueil très remarqué publié en Italie : Dhadjar El Bawakhir (Le Spleen des paquebots, édition Al Moutawassit, 2016). Salah est également cofondateur, aux côtés de l’écrivain Saïd Khatibi, du magazine en ligne Nafha (www.nafhamag.com/). Salah se pointe au café Eddy (rue Didouche Mourad) où nous nous étions donné rendez-vous, la tête coiffée d’un bonnet. La barbe qui orne son visage affable et les lunettes qui accentuent son regard malicieux et tendre achèvent de lui tailler le parfait portrait de l’intello… anar de gauche. Mais il n’aime pas trop le mot «intellectuel» qu’il trouve «piégé», tout comme le mot «jeune». «L’avantage avec les lunettes est que ça te donne un air ''oulid familia'' qui fait qu’on ne t’arrête pas au niveau des barrages», s’esclaffe-t-il. Lors de la première investiture de Abdelaziz Bouteflika en avril 1999, Salah avait cinq ans, lui qui est né en 1994 à Bachdjarrah. «Je suis né exactement un 14 juin, comme Che Guevara et René Char», glisse-t-il. Cela nous fait instantanément penser aussi à la fameuse marche des Archs du 14 juin 2001, violemment réprimée par la police. «Khatini, je n’y étais pour rien, j’avais 7 ans», s’amuse-t-il. D’un ton plus sérieux, il raconte : «Mon plus ancien souvenir de Bouteflika, c’est le jour de la passation de pouvoirs entre lui et Zeroual. J’avais suivi la cérémonie à la télé. Il faut dire que tout le monde était pro-Boutef à l’époque. Bouteflika était présenté comme le messie, le type qui va sortir l’Algérie de la mélasse.» «Après, je me souviens très bien des campagnes de 2004, 2009 et 2014. En 2014, c’était la première fois où je sentais que sa longévité au pouvoir m’affectait vraiment et qu’il fallait faire quelque chose», confie-t-il. C’était le fameux 4e mandat, qu’un large pan de l’opinion considérait comme le mandat de trop. Il faut noter que le chef de l’Etat n’était déjà plus tout à fait le même homme depuis son évacuation en urgence au Val-de-Grâce le 26 novembre 2005, officiellement pour un «ulcère hémorragique». «Finalement, la relation directe citoyen-Président, je ne l’ai pas vue. Quand il était en forme, j’étais trop jeune pour comprendre, et quand j’ai commencé à m’intéresser à lui, quand j’étais prêt pour l’écouter, s’ket, il a cessé de parler», explique Salah Badis. «Un pic de chita sous Boutef» Bientôt, il n’y aura ni le son ni l’image, à de rares exceptions près, avec, comme toujours, ces images pathétiques, cette mise en scène lamentable d’un Président fortement diminué et forcé d’entretenir la «fiction présidentielle». «Il a de la chance parce que quand Facebook a jailli en Algérie — avec un retard de trois ou quatre ans sur les pays de la région — Boutef s’est tu. On ne peut pas faire des MMS, des GIFs, on ne peut pas produire du sarcasme sur son dos, détourner ses images… Avec un grand malade, c’est toujours délicat», fait remarquer le jeune politiste (qui a consacré son mémoire de licence au «Rôle des élites militaires en Egypte»). On remarquera au passage qu’il y a eu peu de blagues sur Boutef. «C’est d’ailleurs ce que je reproche le plus à ce système (sous Bouteflika) : d’un côté, le niveau d’allégeance a augmenté, il y a eu un pic de ''chita'' sous son ère, avec, à la clé, la corruption des élites, des cohortes de larbins et de courtisans ; d’un autre côté, le taux de dérision, de l’humour, a chuté dans la société», atteste Salah Badis. Le jeune auteur considère, à juste titre, que la gouvernance Bouteflika laissera fatalement des traces dans le temps long après son départ. «Mais il est encore tôt pour faire son bilan, mazal.» «Les Américains, quand ils parlent de la présidence de Nixon, disent ''The Nixon Years'' (les années Nixon). Nous, on a The Bouteflika Years, les années Bouteflika, avec le bon et le mauvais qui les caractérisent», souligne-t-il. La dégradation de son état de santé ne déresponsabilise en rien l’actuel locataire d’El Mouradia/Zéralda, estime Salah. «OK, il est malade, mais il concentre tous les pouvoirs. Donc, c’est la tête de l’Etat au sens propre du terme, ce n’est pas une simple fonction symbolique. Il a une responsabilité directe dans la situation de blocage que nous vivons. Ceci explique pourquoi on met tout sur le dos d’une seule personne : c’est le lot de tous les zaïms. La personne qui a le plus de pouvoirs, forcément, c’est elle qui a le plus de responsabilités, que ce soit à l’échelle d’une APC, d’un Etat…», appuie-t-il. Bouteflika, selon lui, incarne «les vestiges d’un ancien système» qui a du mal à décoder les rêves numériques d’une génération biberonnée aux «N’TIC». «Ces gens-là ne comprennent pas l’esprit de notre époque : les réseaux sociaux, la 3G, les nouvelles technologies… lui, Ould Abbès et tous ces vieux chnoques qui s’accrochent au pouvoir, ça leur fait peur. Ils ont peur de la nouveauté. Les outils de modernisation, ils ne les utilisent pas. Ils ne savent utiliser que la violence.» Il poursuit : «Je pense que le pire qui s’est produit sous Boutef est que l’horizon s’est bouché. Les votes successifs n’ont apporté aucun changement. Dans la mesure où la vie politique influe sur tout le reste, que ce soit la vie sociale, culturelle, économique…, dès lors que la sphère politique est rigide, rien ne bouge.» Une autre constante nationale est venue s’ajouter au chapelet de postulats constitutionnels qui nous sont imposés comme des vérités divines, suggère notre ami : «Le Président ne change pas.» C’est notre Premier Amendement ! «On veut chouiya oxygène» Sans tomber dans le jeunisme, il faut bien constater, à la suite de Salah Badis, que cette gérontocratie au pouvoir, dont Bouteflika s’est imposé comme la figure archétypale, a transformé la stabilité tant vantée en immobilisme. «C’est un vieux, avec de vieilles règles», tranche l’écrivain qui convoque, dans la foulée, ce fait parlant : «Pourquoi tous les pays ont des lois pour la presse électronique et pas nous ? Rien n’est clair, pourquoi ? Parce que le système est vieux, il n’arrive pas à comprendre, c’est lent comme un PC Pentium II. Beaucoup de choses sont liées à cet état, pas au sens de ''dawla'' mais au sens de ''hala'', tu vois ?» L’une des missions fondamentales de l’Etat, insiste-t-il, est d’accompagner, voire d’accélérer la dynamique de la modernisation du pays : «De même que l’Etat a le monopole de la violence, il détient aussi le monopole des outils de modernisation de la société. C’est ce que je reproche à notre Etat : il ne veut pas moderniser.» Et de marteler : «On veut chouiya oxygène. Ouvre un peu !» Salah fustige le verrouillage de l’espace public et le refus de tout vrai débat public dans le contexte autoritaire «bouteflikien». «Le débat public a besoin d’espace public, au sens urbanistique, culturel et politique… L’espace public, c’est le parc, c’est la terrasse d’un café, c’est la place publique...Et tout ça, on ne l’a pas. Or, c’est sur la place publique que se réalise vraiment le collectif. Dans mon recueil, je parle de Sahate Echouhada qui est fermée depuis dix ans. Je dis : ''Tandis que les gens occupaient leurs places/ Nous, on disputait l’asphalte aux voitures.'' Wallah je n’y ferai pas de manif, je veux juste m’asseoir.» Le poète algérois n’omet pas de citer les lourds barrages de police qui quadrillent la capitale. Une autre métaphore de cette ville qui étouffe sous le poids du pouvoir pachydermique. Lui qui habite à Réghaïa en sait quelque chose… «La banlieue est d’Alger a l’honneur d’être la banlieue mondiale des barrages sécuritaires», ironise-t-il. Méditant le spleen des rois qui se meurent (pour paraphraser Ionesco), il conclut : «On vit entre deux temps : un temps qui se meurt mais lentement, et un temps qui veut sortir de l’œuf, s’émanciper.» «Jeunesse d’Algérie, il n’y a pas de place au désespoir !» Lina avait trois ans lorsque Abdelaziz Bouteflika a accédé à la magistrature suprême. Elle est née exactement le 27 mai 1996. Qu’a bien pu faire M. Bouteflika un 27 mai ? Petite recherche sur Google : le 27 mai 2001, au plus fort des tensions en Kabylie après l’assassinat du jeune Guermah Massinissa, le chef de l’Etat s’est fendu d’un discours lyrique où il haranguait les émeutiers en disant : «Jeunesse d'Algérie, il n'y à pas de place au désespoir et à la crainte de l'avenir. L'avenir du pays est prometteur, il sera comme vous le voudrez, prospère si vous le désirez, triomphant si vous le voulez, résistant à toutes les épreuves et en sortant à chaque fois plus fort et plus déterminé.» Si elle a, un temps, rêvé de mannequinat, aujourd’hui, l’ambition de Lina, c’est d’honorer le serment d’Hippocrate. A 21 ans, la voici déjà en 4e année de médecine, suivant vaillamment les traces de son père, un brillant chirurgien, son modèle, son héros. «Ce qui me motive, c’est le désir d’avoir un impact sur la vie des autres, de soigner, de soulager, de guérir, de servir ; c’est une forme d’engagement pour moi», proclame-t-elle, se projetant avec ardeur dans son métier futur qu’elle entend exercer comme un sacerdoce. Lina est bien consciente des exigences de ces études réputées pour être parmi les plus éprouvantes. «Je m’accroche même si ce n’est pas facile tous les jours. Les études de médecine sont longues et difficiles. Il faut être capable de consentir beaucoup de sacrifices», admet-elle. Mais ce n’est pas fait pour la décourager. «J’ai toujours été une bosseuse», assure fièrement notre future doctoresse, affichant un mental d’acier et une volonté de fer. «Le métier commence à rentrer ; j’ai hâte !» exulte-t-elle. Les images de la violente répression qui s’est abattue récemment sur les résidents grévistes ne pouvaient évidemment pas la laisser indifférente. «Ça m’a beaucoup affectée. C’est choquant. En principe, on ne touche pas un médecin», déplore-t-elle. Et de préciser : «Personnellement, le service civil ne me dérange pas. Même si on me demande d’aller à Tindouf, j’y vais sans rechigner. Je suis médecin, je dois soigner partout, à condition que tout le monde joue le jeu et que les affectations se fassent avec équité. On connaît le poids du népotisme et de la ''maârifa'' dans notre société.» «Il faudrait penser aussi à nous donner les moyens d’exercer dignement et convenablement notre métier», exige-t-elle. «On se sent abandonnés» Quand Lina a fêté ses 20 ans, Bouteflika était depuis longtemps ce président invisible, à la voix chevrotante et presque inaudible. Une image qui contraste avec celle de jeunes chefs d’Etat enjoués, pétant la forme et faisant preuve pour le coup d’une… vraie «alacrité». «Quand j’ai vu Macron élu, j’avoue que j’en ai été un peu jalouse. On se dit qu’ils ont de la chance. Là-bas, voter a du sens. Quand il est venu ici, il a fait son show tout seul. On s’est senti abandonnés», se désole Lina, avant de faire remarquer : «Cela fait tellement longtemps qu’il dirige le pays (M. Bouteflika, ndlr), que les gens ne gardent de lui finalement que le mauvais. Le fait qu’il s’accroche au pouvoir, ça devient lassant. On n’a même plus de compassion pour lui.» Et de répéter en songeant à la dégradation effarante du corps présidentiel (qui incarne peu ou prou le corps de l’Etat) : «On se sent abandonnés, on ne se sent pas en sécurité.» Depuis qu’elle est en âge de voter, Lina ne boude pas les urnes. Cependant, elle n’accorde que très peu de crédit à l’option d’un changement par la voie électorale. «J’ai voté aux dernières municipales même si je savais, au fond, que cela ne servirait à rien. Mais je ne pense pas voter à la présidentielle. Même si Bouteflika ne se présentera pas, on nous imposera quelqu’un d’autre de son clan», prédit-elle avec acuité. D’aucuns jurent de quitter l’Algérie si M. Bouteflika venait à rempiler pour un 5e mandat, synonyme pour beaucoup de liquidation physique de nos dernières miettes d’espoir. Lina, elle, le dit haut et fort : «S’il reste, est-ce que je pars ? Non et clairement non ! J’irai au bout de mon destin.» En ligne de mire : faire son résidanat, spécialité cardio «comme Cristina Yang», son idole dans Grey’s Anatomy, sa série médicale préférée. «Je veux devenir une femme de cœur», clame-t-elle avec poésie. «C’est frustrant de ne pas avoir un président debout» Kawthar, elle, est étudiante en pharmacie. 5e année. Elle est née le 11 novembre 1994. Quelques mois avant sa venue au monde, le 30 janvier 1994, Liamine Zeroual était nommé au pied levé à la tête de l’Etat après que Bouteflika eut rejeté à la dernière minute l’offre des généraux de prendre le relais du HCE. A quoi réfère le 11 novembre dans l’agenda de Bouteflika ? En fouinant dans les archives, on tombe sur la date du 11 novembre 1970. Ce jour-là, il débarquait en France pour assister aux obsèques du général De Gaulle, décédé le 9 novembre 1970 à Colombey-les-deux-Eglises. Le fringant ministre algérien des AE avait alors 33 ans. Une autre époque… A la toute nouvelle faculté de médecine de Ben Aknoun où Kawthar poursuit ses études, la démonstration magistrale des résidents grévistes est dans tous les esprits. Comme Lina, Kawthar se dit «choquée» par les violences infligées aux médecins résidents à qui elle n’hésite pas d’ailleurs à exprimer sa solidarité sur sa page Facebook : «Tout mon soutien à ces confrères, ces opprimés, mais avant tout concitoyens. Battus. Jusqu'au sang. Une Justice est là, soyez-en sûrs, les responsables paieront et vos droits, d'une façon ou d'une autre, vous Reviendront.» Kawthar en est encore profondément remuée. «Ça m’a mise dans tous mes états. Pourtant, ils sont sortis pacifiquement, ils ont assuré le service minimum, ils ont des revendications légitimes.» «Tous ceux qui ont donné l’ordre de les tabasser, leurs enfants ne passent pas leur service militaire», assène-t-elle. La future pharmacienne s’interroge par ailleurs sur l’efficacité de ce dispositif. «Ils vont passer 12 mois dans une région paumée à ne rien faire. Si c’est pour soigner une grippe, le pharmacien est là. Au final, les patients du Sud seront obligés de faire 1600 km pour effectuer des analyses complémentaires.» Kawthar juge utile de préciser : «Le service civil, je n’ai rien contre. Mais qu’ils soient envoyés dans des zones isolées sans pourvoir faire correctement leur travail, à quoi bon ?» Quand Kawthar a bouclé ses 20 ans (le 11 novembre 2014), Bouteflika avait déjà entamé son 4e mandat dans les conditions que l’on sait. «C’est frustrant de ne pas avoir un Président debout qui assume pleinement ses fonctions. On a le sentiment d’être livrés à nous-mêmes», soupire-t-elle. «Bouteflika est juste une figure quand on sait que c’est une bande d’inconnus qui tire les ficelles. Lui, il est là pour la forme. Il ne donne pas l’impression d’être conscient de ce qu’il fait.» «Au moins avant, il tenait son rôle» Kawthar se souvient que lors de l’élection du 15 avril 1999, elle avait accompagné sa grand-mère pour aller voter. «Elle avait d’ailleurs voté pour Bouteflika, tout comme mon grand-père», dit-elle. «Au moins en 1999, il parlait à son peuple. A l’époque, il tenait de grands discours populistes, j’en ai écouté quelques-uns sur YouTube. C’était franchement démagogique, mais il était là, il tenait son rôle. Il s’adressait à nous le 5 Juillet, le 1er Novembre… D’une certaine façon, il veillait sur nous. Ça avait quelque chose de rassurant. Aujourd’hui, on a l’impression que la maison est ouverte aux quatre vents, c’est flippant.» Kawthar affirme qu’elle n’a jamais voté. «Je ne vote pas, à chaque fois, je boycotte. Je le fais par conviction. Pour moi, c’est une façon d’exprimer mon mécontentement au système.» Il faut souligner que ces dernières années, l’abstention est devenue une «contre-élection» en soi, une forme de dissidence citoyenne de masse, voire de désobéissance civile. Aux dernières législatives, celles du 4 mai 2017, le taux d’abstention était de plus de 64%. Beaucoup avaient donné symboliquement leurs voix à DZ Joker, véritable icône des jeunes qui avait fait un tabac avec sa vidéo virale, Mansotiche (plus de 12 millions de vues sur YouTube), avant d’être imité par Anès Tina aux élections locales avec son mot d’ordre Rani Zaâfane (Je suis en colère). Kawthar serait-elle tentée de faire exception et de sauter le pas en 2019 ? «S’il y a un minimum d’ouverture et s’il y a un candidat qui le mérite», rétorque-t-elle. La jeune étudiante insiste sur l’urgence d’une «prise de conscience politique». Or, c’est quelque chose, observe-t-elle, qui ferait défaut à des pans entiers de la jeunesse DZ. «On le voit à la fac», témoigne-t-elle. «Il ne s’agit pas d’avoir un diplôme en sciences politiques, mais le minimum est de construire une opinion. A l’école, l’éducation civique ne remplit pas sa fonction. Il faut une véritable éducation citoyenne.» Pour elle, la classe politique a une part de responsabilité dans cette dépolitisation de la jeunesse. «Les partis ne donnent pas envie de s’engager dans la politique, il n’y a pas d’idées innovantes», note-t-elle, avant de lancer : «Mais tout ceci est voulu. On ne veut pas que les jeunes s’impliquent, et en ce sens, ils (nos dirigeants, ndlr) sont arrivés à leurs fins.» Kawthar voit malgré tout de bonnes raisons de rester optimiste dans les différents mouvements qui structurent la société : «Tout n’est pas noir. Dans n’importe quelle catégorie de la société, il y a du bon. Il y a des gens de bonne volonté qui veulent aller de l’avant, qui veulent changer les choses, chacun dans son secteur, en attendant un changement global.» «J’ai tenté la harga trois fois» Rue des Frères Mansour, Belcourt. Dans un parking improvisé, nous rencontrons Abderraouf, 20 ans. C’est lui qui gère le parking avec trois de ses potes, tous des enfants du quartier. «Ici, c’est Lassalas», précise-t-il. «A cet endroit-là, il y avait trois bâtiments, tous effondrés et rasés. Le nôtre va bientôt suivre», prévient-il en désignant un vieil immeuble qui était adossé aux défuntes bâtisses. Abderraouf est né, lui aussi, en mars, comme Boutef. Le 31 exactement, de l’année 1997. Il avait donc à peine deux ans quand Bouteflika a récupéré les clés du palais d’El Mouradia. «J’ai oublié quand est-ce que j’ai arrêté mes études. Avec tous les problèmes de ce pays, tu perds la tête», lâche le jeune «parkingueur» avant de se rappeler qu’il a quitté l’école en 7e AF. Abderraouf nous avoue d’emblée qu’il a essayé de prendre la mer à trois reprises pour tenter de gagner l’Italie depuis les côtes bônoises. «On s’est fait choper à chaque fois par les gardes-côtes, ma katbat’che. En tout, ça m’a coûté dans les 70 millions (de centimes)», confie-t-il. Il révèle au passage qu’il avait tenté sa chance avec d’autres harraga «taâ el houma». «Une fois, on s’est cotisé, on a versé chacun 15 millions. On a acheté un zodiac, un moteur, un GPS et en avant ! Mais on a été interceptés par la marine.» Depuis une année, Abderraouf travaille dans ce parking. «Au moins, ça me permet de gagner ma croûte», se félicite-t-il. Il nous confie dans la foulée qu’il a fait 21 mois de prison sans donner trop de détails sur la nature du délit qu’il a commis. «Depuis ma sortie de prison, je suis tranquille. J’ai demandé aux voisins s’ils m’autorisaient à tenir ce parking et depuis, je travaille ici, hamdoullah. Je suis réglo.» A raison de 100 DA la place, il gagne correctement sa vie. «Avant, c’était 50 DA, mais tout a augmenté, kho ! Celui qui n’a pas, ne paie pas.» Abderraouf est à l’image de beaucoup de nos jeunes : ils sont pessimistes dans le discours mais tout dans leurs actes, dans leurs gestes trahit une rageuse fureur de vivre et une formidable énergie. D’ailleurs, notre hôte tient à préciser qu’il n’a jamais rechigné à faire des boulots pénibles, sur les chantiers. «Mais on ne veut pas de nous. J’ai été dans le grand chantier, là, tenu par une société turque. Je suis allé proposer mes services, on m’a remballé», affirme-t-il. Plus qu’un travail stable, c’est surtout d’un logement décent que Abderraouf rêve le plus ardemment. Fils unique, il n’a qu’une hantise : mettre sa mère à l’abri. «Mes parents sont divorcés, je suis fils unique, j’habite dans une pièce-cuisine dans ce bâtiment qui menace ruine, avec ma mère et mes oncles. L’un d’eux végète dans un réduit sous les escaliers. On a déposé plusieurs dossiers, oualou. On attend toujours. Il n’y a pas d’équité dans la distribution des logements», fulmine-t-il. «Dans ce pays, tu n’as aucun droit, aucune perspective. Machi bled ! D’ailleurs, je n’ai pas de papiers. Je n’ai ni carte d’identité, ni passeport, ni carte de vote. Le jour où je serai un citoyen algérien reconnu dans ses droits, ce jour-là, je ferai les papiers. C’est pour ça que j’ai envie de partir. Ici, je ne me sens pas Algérien. Je veux aller dans un pays qui me donnera mes droits.» «La Grande Mosquée sera le tombeau de Bouteflika» Etonnamment lucide, le verbe dur, le regard noir, on voit d’emblée comment l’école de la vie a forgé la personnalité de Abderraouf. 5e ou 10e mandat, lui, il veut du concret. «Ça sert à quoi de voter ? Bouteflika va passer. Si au moins on pouvait espérer un nouveau président, peut-être que le pays redémarrerait. Mais comme ça, c’est mort. Il ne lâchera pas le ''koursi'' (trône) jusqu’à sa mort. Et Saïd Bouteflika prendra sa place et un autre Bouteflika le remplacera, et ça sera toujours ainsi…» A l’en croire, c’est parti pour des siècles avec la dynastie Bouteflika…Avant de se quitter, Abderraouf nous lance un pari : «La Grande Mosquée d’Alger, ça va être le tombeau de Bouteflika, rappelez-vous que je vous l'ai dit. Il n’ira ni à El Alia, ni ailleurs. C’est là qu’il sera enterré, et on la rebaptisera ''Mosquée Abdelaziz Bouteflika''. Ils ne l’ont pas fait à Djelfa avec le colonel Ahmed Bencherif où ils ont baptisé une mosquée à son nom ?» Vérification faite, Abderraouf dit vrai. «Cette année, ça va barder !» prophétise l’ex-harraga. «La jeunesse n’a pas d’avenir. Regardez combien de harraga algériens sont recensés en Italie ? Une fois, ils ont accueilli une embarcation avec des hommes, des femmes, des enfants. Ils étaient étonnés. ''Que s’est-il passé chez vous ?'' leur ont-ils demandé. Pourtant, à la télé, on te raconte que tout va bien, le pays regorge de pétrole, le peuple ne manque de rien… Bled Miki comme dit Double Kanon. Lui, c’est un homme, un vrai, Lotfi Double Kanon dit toujours la vérité. C’est pour ça qu’ils l’ont exilé.» «Il n’y a aucune issue ammi. L’Etat ne sait rien faire à part construire des prisons au lieu de construire des usines. Moi, j’ai été à la prison d’El Harrach, Hizer et Sour El Ghozlane. Ce pays a été bâti sur du faux. Koulleche khorti. L’argent fait la loi à Alger. Ils ne font que démolir les vieux bâtiments pour ériger des tours et des hôtels, regardez.» Notre parkingueur rebelle est catégorique : «Makache hal, il n’ y a pas de solution. El hidjra est la seule solution. El harga hiya el hal (la harga est la solution). Je suis en train de mettre de l’argent de côté pour partir. A la moindre occasion, je recommencerai. Ce pays ne m’a rien donné.» Un visa pour le Canada à 20 ans Rencontré dans le même parking, Zakaria a 20 ans, lui aussi, mais avec un parcours sensiblement différent de celui de Abderraouf. Casquette vissée sur le crâne, duvet sur le menton, Zakaria dégage beaucoup de douceur. D’aucuns le verraient comme un «fariha», un chanceux gâté par la vie, et pour cause : il détient le fameux sésame : «El visa laâziza» comme dirait Abderraouf, et un visa pour le Canada en prime, d’une validité de 5 ans ! «Moi, je ne peux pas supporter d’aller à l’aventure en harraga», dit Zakaria. «J’ai un registre de commerce, on a un magasin de matériaux de construction à Sidi Yahia, j’habite au Golfe et je suis fils unique», déroule-t-il d’un ton neutre. «C’est grâce au registre de commerce que j’ai obtenu mon visa, j’ai pris un billet ouvert pour Montréal pour 98 000 DA. Je pars dans deux mois inch'Allah. J’ai un ami qui m’avait expliqué comment ça marche là-bas. Il m’a dit si tu veux faire de l’argent, c’est au Canada. Je vais rester quelques années et revenir monter une petite affaire ici, après, je pourrai toujours repartir.» Justement, pourquoi s’exiler au Canada quand on présente une situation aussi avantageuse ? «La vérité est que c’est mort en ce moment, ça ne marche pas très fort. Moi, j’ai échoué au bac, et même avec un niveau terminal, je n’ai rien pu faire. Certains ont fait de longues études pour rien. Ici, la vie devient morose. Les mêmes jours se répètent.» Verdict : l’avenir, c’est «El hidjra» pour lui aussi. «Celui qui peut supporter el ghorba, qu’il parte !» conseille-t-il. Comment juge-t-il les années Bouteflika ? «Je n’y ai pas prêté attention», résume Zakaria, laconique. Près de 20 ans de règne expédiés en deux mots cinglants par un garçon de 20 ans. Chapeau ! «Un président absent après avoir été trop présent» Un livre d'Aldous Huxley dans la main, (Ape and Essence, elle lit en anglais s’il vous plaît, oui ; le titre signifie Le Singe et l’essence), Maya, 26 ans, doctorante en urbanisme, est complètement happée par le monde dystopique de l’excentrique écrivain anglais (1894-1963). Elle avait déjà eu à croquer avec gourmandise son étourdissant Le Meilleur des Mondes. De fait, Maya est autant passionnée d’architecture, sa spécialité, que de littérature et d’arts. Sa scolarité, elle l’a faite à Médéa où une partie de son enfance avait pour théâtre les spectres des abominables semeurs de mort du GIA. «Quand j’étais petite, la nuit, même les arbres devenaient à mes yeux des ogres effrayants», se souvient-elle dans un éclat de rire libérateur. Elle guettait alors, dans un mélange d’impatience et d’angoisse, le retour de son père, cadre dans une société basée au Sud. Quand Bouteflika est rentré au pays pour récupérer le pouvoir sur un plateau, Maya avait 8 ans. Elle est née en mars, comme Bouteflika. 54 ans les séparent. Elle a vu le jour précisément le 27 mars 1991. «Bouteflika à Tizi Ouzou le 27 mars» titraient plusieurs journaux en 2009. C’était en pleine campagne pour le troisième mandat, la dernière qu’il ait animée, quoi que déjà avec moins d’entrain que lors des deux mandats précédents. «Je n’ai aucun souvenir de Zeroual. Je ne me souviens pas non plus du retour de Bouteflika aux affaires. C’est plus tard que j’ai pu imprimer une image concrète de lui en tant que Président. C’était surtout pendant la campagne pour la réconciliation nationale. J’ai souvenir d’une scène émouvante où des vieilles femmes l’enlaçaient. Elles avaient souffert du terrorisme. Dans l’esprit de l’adolescente que j’étais, ce genre d’images valait tous les discours. Il semblait leur apporter du réconfort. Ça m’avait émue. Dans ces moments de communion, il était proche des gens. Il savait les consoler. Je ne me rappelle pas comment était Zeroual, je ne suis pas en mesure de comparer leurs styles respectifs, en revanche, ça, ça m’avait touchée. Et je me dis que c’est frustrant qu’aujourd’hui, on se retrouve avec un Président absent alors qu’il était très présent à la télé, dans les affiches, dans la vie des gens…Il a brutalement disparu de l’espace public.» Il faut noter qu’une bonne partie de l’opinion est persuadée que «Bouteflika djabena essilm, il a ramené la paix». «Ce n’est pas tout à fait juste», estime Maya. «Tout le peuple a résisté au terrorisme. Dans notre cité, tous les voisins montaient la garde la nuit, à tour de rôle. Mon père, dès qu’il rentrait du Sud, faisait ses tours de garde.» La charmante architecte n’en pense pas moins que «d’une certaine manière, Bouteflika a contribué à abréger les souffrances du peuple et mettre un terme à cette épreuve. Peut-être que s’il n'y avait pas la ''Moussalaha'', le terrorisme aurait perduré avec plus d’intensité». «Une démocratie participative vaut mieux qu’une dictature éclairée» Maya n’écarte pas le scénario d’un 5e mandat, chose qui serait fortement préjudiciable, selon elle, pour le président de la République himself. «Il est en train de détruire cette image que le peuple affectionnait», relève-t-elle. En tant qu’architecte de formation, notre amie passe à la loupe quelques-unes des «injazate» de fakhamatouhou, et tout particulièrement ses programmes de logements aux «millions d’unités». Dans les politiques d’urbanisme, elle note que la stratégie privilégiée en Algérie a toujours été l’approche «top-down», c’est-à-dire du haut vers le bas, «alors qu’il est plus judicieux de pratiquer une approche bottom-up, de la base vers le sommet. Personnellement, je suis plus favorable à cette politique, et pas qu’en urbanisme, parce qu’elle est plus proche des citoyens. Elle privilégie les politiques locales de développement. Dans les vraies démocraties, ce sont les maires et les élus locaux qui détiennent le vrai pouvoir». Maya, convient-il de le signaler, avait consacré sa thèse de master à la «Requalification des grands ensembles en Algérie» (soutenue au département d’architecture de l’université de Blida en 2015). Elle a également collaboré à la très belle revue Vie des villes dirigée par Akli Amrouche. En bonne connaisseuse du sujet, elle alerte sur le fait que la politique de construction de millions de logements sous le sceau de l’urgence programmerait fatalement de la violence urbaine. «Il faut requalifier ces grands ensembles de façon à créer un cadre plus harmonieux, plus viable, et un espace véritablement habitable», recommande-t-elle. Pour Maya, l’enjeux des années à venir, ce n’est pas tant la présidentielle, la succession post-Boutef, que la place accordée à la participation citoyenne dans la fabrication de nos villes, de nos cités, de nos destins collectifs. «Une démocratie participative vaut mieux qu’une dictature éclairée», préconise la jeune chercheuse avec ferveur. A bon entendeur… Crinière romantique et frimousse angélique, Malik, comme nous le disions, est le «mazouzi» de notre panel. «Miko» – comme on le surnomme – a à peine 15 ans. Il est encore mineur. Mais nous avons été tellement épatés par la qualité de ses interventions sur sa page Facebook que nous n’avons pas résisté à la tentation de l’associer à cette réflexion. Et nous n’avons pas été déçus. Miko est en deuxième année secondaire, filière langues étrangères. «Un autre 1er Novembre s’impose !» Il étudie au lycée de Messelmoune, dans la wilaya de Tipasa, mais habite à Hadjrate Enoss (ex-Fontaine-du-Génie). Malik est né le 2 avril (comme Gainsbourg) de l’année 2002, soit trois ans après l’arrivée de Bouteflika au pouvoir. Force est de constater que notre lycéen prodige a tout d’un génie. Il s’avère d’emblée très politisé, s’affichant nettement à gauche. A l’heure où l’offensive néolibérale et la société de consommation semblent avoir balayé le marxisme un peu partout, lui se présente comme un «rouge», marteau et faucille fièrement brandis. La couverture de son compte Facebook est à l’effigie d’Hugo Chavez. Son phrasé claque comme un feu d’artifice poétique. Une qualité d’expression où se mêlent le chevaleresque et le précieux, et qui témoigne d’une boulimie littéraire précoce. «Je lis beaucoup», reconnaît-il timidement sur Messenger. «Je lis surtout de la littérature française, les romantiques de la période post-monarchie», indique-t-il. Sur Facebook, il arbore ce titre culte de Malek Haddad : Je t’offrirai une gazelle. Il confirme l’attrait qu’exerce sur son esprit la prose élégante et sensible du grand écrivain constantinois. «Je suis en effet ébloui par le style haddadien», dit-il, avant de faire remarquer : «En fait, je lis tous les écrivains subversifs, ceux qui sortent du commun, qui interrogent, qui remettent en question les fondements de notre monde.» Waw !... Nous nous risquons à lui demander le secret de ses sympathies pro-communistes. «Cette rencontre avec le ''rouge'', je la dois à Cheikh Amaz', à travers ses hymnes.» Référence à Amazigh Kateb, son idole absolue. D’ailleurs, il a fini par rencontrer le fils de Kateb Yacine qui lui a gentiment rendu visite en octobre 2016. Parmi ses multiples talents, Malik joue aussi de la musique. Il est membre de la prestigieuse association d’arabo-andalou Errachidia de Cherchell. «Je touche à tout, je n’aime pas m’astreindre à un registre précis», dit-il. L’art, pour lui, est fondamentalement synonyme d’engagement et ne peut être dissocié du politique. «L’art, c’est le miroir de la société. En même temps, c’est un instrument de rééducation, une arme d’instruction massive. Et de construction aussi», professe le jeune maître. S’il est manifestement destiné à emprunter les chemins de l’art et de la pensée, Malik ne dédaigne pas pour autant l’action de terrain. «C’est l’éternel retour du concret selon la théorie de Lénine. Il faut toujours revenir au terrain. L’espérance est dans la rue.» «J’adhère à toutes les voies de salut, que ce soit l’art ou l’activisme», appuie-t-il. De Boutef, Miko nous dit que ses premiers souvenirs sont ceux d’un président «qui tapait du poing sur la table». Aujourd’hui qu’il est moins actif (et c’est un euphémisme), il craint que cela ne conduise à un affaissement général. «C’est à l’image du pays. Ils disent ''mazal waqfine'' (on est toujours debout), la vérité est que tout le pays est assis comme lui», constate Miko. Le vrai changement, selon lui, ne passera pas par les urnes. Dans un post publié le 1er novembre, il écrit : «Un autre 1er novembre s'impose. Gloire aux martyrs de la Révolution passée (et à venir)... !» Ses projets ? Miko veut s’investir dans le journalisme, comme son cher papa, «une profession, dit-il, qui incarne l’aurore de la délivrance via l'expression alternative. Le journaliste, s'il ne trahit pas son idéal, est le prophète de celui-ci». «Cheikh Malik» est vraiment le visage de l’espoir. Nous souhaitons simplement qu’il n’aura pas à se coltiner un reportage sur «la jeunesse DZ sous le 7e mandat»…
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