Les avocats ont célébré, dans l’amertume, leur Journée nationale qui, pour cette année, a été commémorée hier par l’Union des barreaux, en «collaboration» avec le ministère de la Justice, «sous le haut patronage» du président de la République, pour lequel «un vibrant hommage» a été rendu pour «ses efforts pour la consécration de l’Etat de droit». Pourtant, de nombreux avocats dressent un bilan des plus noirs de la situation de la justice et estiment que les réformes des deux dernières décennies n’ont malheureusement pas amélioré la qualité des décisions rendues au nom du peuple et encore moins renforcé l’indépendance des juges. Avec une expérience de plus de quarante années, Me Bachir Mechri se montre très pessimiste. D’emblée il qualifie la situation de «catastrophique», et va jusqu’à affirmer qu’il «n’y a pas» de justice. Il argumente : «Vous n’avez qu’à aller dans les tribunaux ou prendre comme exemple révélateur l’affaire du général à la retraite Hocine Benhadid, ou encore celle du défunt journaliste Mohamed Tamalt, mort en détention, qui sont la parfaite illustration de la violation du droit…» Me Mechri regrette que la Journée de l’avocat soit «utilisée à des fins politiques, en prévision de l'élection présidentielle de 2019. Nous aurions aimé qu’elle soit l’occasion pour ouvrir le débat sur l’indépendance et la protection de la profession, puisque l’avocat n’est plus protégé par la loi. Il a même peur de celle-ci. Il a même peur d’exercer ses droits». Mieux encore, Me Mechri trouve que l’organisation des avocats «souffre de grands problèmes qui auraient dû être à l’ordre du jour de la rencontre d’hier. Mais tout a été fait pour éviter qu’il y ait un débat». Abondant dans le même sens, Me Tayeb Belarif n’hésite pas à dire : «Pour moi, cette journée aurait dû être celle des avocats qui s’allient contre l’abus de pouvoir, l’arbitraire, le non-droit, etc. Mais ce n’est pas le cas. Elle est là pour commémorer ce qui a été perdu. Le droit n’a plus de place en Algérie. Les droits les plus élémentaires ne sont plus garantis. La dégradation du droit est une réalité que l’on constate quotidiennement dans les tribunaux…» Cumulant de longues années d’expérience en tant qu’avocat, Me Belarif relève que «les différentes réformes ont renforcé la sécurité du pouvoir. Elles ont légitimé toutes les dérives judiciaires (…)». Me Djamel Belloula pense quant à lui que «nous sommes loin de l’Etat de droit (…)», précisant que «dans un Etat de droit, on ne tabasse pas des médecins qui manifestent pacifiquement». Il ajoute : «Si l’on prend en compte ce qui se passe sur le terrain, et que l’on voit le nombre de personnes qui se plaignent de l’injustice pour diverses raisons, nous réalisons que nous sommes loin de l’Etat de droit. Durant tout ce temps que nous attendons pour la mise en place d’une réforme, il y a des gens qui souffrent, des droits bafoués, des décisions de justice qui violent la loi, etc. La détention préventive nous ramène à une situation catastrophique. J’ai le sentiment que nous ne travaillons pas assez sur le fond, comme la présomption d’innocence, l’indépendance du juge et la détention provisoire, mais aussi sur les droits de la défense, qui sont ceux du citoyen. Malheureusement, l’Etat de droit, c’est comme une fausse note…» Pour sa part, Me Bouzida explique que si «l’état de la justice a atteint un niveau aussi bas», c’est en raison de «la médiocrité régnante» qu’il qualifie de «cancer». Il explique : «Le grand ennemi de la justice est la médiocrité. En avril 2014, le ministre Tayeb Louh s’est offusqué contre l’admission à l’école de magistrature d'élèves avec des moyennes de 7 sur 20. Comment voulez-vous qu’avec un tel niveau, les juges peuvent après rendre des décisions acceptables ? A une telle situation s’ajoute cette renonciation des juges à leur indépendance en contrepartie de la protection de leur carrière. Malheureusement le corps de la justice est gangréné. L’état des lieux a été déjà fait il y a presque deux décennies par le défunt M’hand Issaad, mais rien n’a été fait…». Les mêmes propos sont tenus par Me Amine Sidhoum, qui trouve que la justice n’a jamais été indépendante. «En théorie, nous avons des textes de loi, qui garantissent la protection des droits, mais dans la pratique, la réalité est toute autre. Il n’y a pas de volonté politique d'instaurer un Etat de droit. Les juges ne sont pas indépendants de la chancellerie et ne font qu’appliquer ses directives», révèle l’avocat. Ancien président de la défunte commission consultative et de protection des droits de l’homme, Me Farouk Ksentini abonde dans le même sens. Pour lui, «entre les textes et la réalité du terrain, il y a tout un monde. L’application des lois est incorrecte, peut-être pas volontairement, mais de manière maladroite. Cela conduit à une justice de mauvaise qualité…». Me Farouk Ksentini indique que pour juger, un magistrat doit avoir une culture juridique et une culture générale. «Or, nos juges n’ont ni l’une ni l’autre. Nous avons l’impression que tout va mal et les mécontents sont de plus en plus nombreux. La réforme judiciaire du défunt Issaad a été enterrée à dix mètres sous terre...», conclut l’avocat. Pour tous nos interlocuteurs, le constat est le même. La justice va très mal et ceux qui l’exercent éprouvent d’énormes difficultés à trouver des tribunes pour en parler, même dans leur propre organisation professionnelle…
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