Figure politique et diplomatique de premier plan, l’ancien Premier ministre français, Dominique de Villepin, sera à Alger demain pour un séjour de trois jours. A cette occasion, il a accordé à El Watan une interview dans laquelle il décrypte les principales problématiques qui agitent le monde. Du Moyen-Orient plongé dans une instabilité sans fin, au bouleversement des rapports de forces internationaux en passant par le terrorisme et la violence qu’il sème partout. Farouche défenseur de la paix et pourfendeur de la guerre, l’homme au célèbre discours à l’ONU en 2003 exprimant la forte opposition de son pays à une intervention militaire en Irak voulue par les néoconservateurs américains, de Villepin dit combien cette guerre a ouvert un nouveau cycle dans le désordre mondial. A contre-courant de la doxa interventionniste, l’ancien chef de la diplomatie française sous Jacques Chirac reste l’une des voix – rares – qui résistent à l’empire de la guerre. «La guerre n’engendre que la guerre. Seule la politique est susceptible de créer des mécanismes de stabilité durable et efficace», défend-il. Il plaide la fin de l’humiliation des faibles par les puissants. C’est en prophète de la paix qu’il sillonne le monde pour prêcher le pacifisme et le règlement politique des conflits. C’est le sens de son voyage en Algérie, où il donnera une conférence mardi sous le thème «Réconcilier les silences : donner sa parole pour la paix». Vous effectuez un voyage en Algérie. Que représente ce pays pour l’ancien chef de la diplomatie française ? C’est une relation qui ne se compare à aucune autre, faite de passions et de malentendus, ainsi que d’une histoire commune douloureuse. C’est aussi pour moi un souvenir précis, celui de la visite de Jacques Chirac à Alger et Oran en 2003 et de l’immense accueil qui lui fut réservé, et qui faisait écho à son déplacement de 2001 venu assurer les victimes de Bab El Oued du soutien et de la solidarité de la France. Cette solidarité naturelle entre nos deux peuples, elle avait été aussi démontrée, lorsque j’étais ministre des Affaires étrangères, sur la question de l’Irak : la France et l’Algérie y ont affirmé un même refus de la guerre. Quelle appréciation faites-vous des relations entre l’Algérie et la France ; sont-elles à la mesure des multiples défis auxquels font face les deux nations ? C’est une relation qui touche toutes les dimensions de notre vie. Elle comporte une forte dimension humaine, avec un grand nombre de Franco-Algériens qui chérissent la double culture. Une dimension économique, bien sûr, alors que nos deux pays sont deux partenaires essentiels l’un pour l’autre. Une dimension sécuritaire également, l’Algérie représentant un partenaire majeur dans la lutte contre le terrorisme. Je pense néanmoins que ces relations pourraient être renforcées, à l’heure où nos deux pays font face à des défis partagés : terrorisme, migration, diversification industrielle sont autant de sujets sur lesquels nous avons tout intérêt à construire des propositions conjointes, car ils nous concernent de part et d’autre. Comment les élites politiques françaises (gauche et droite) perçoivent l’Algérie et sa relation avec la France ? Je crois qu’on a encore tendance aujourd’hui à la percevoir comme une relation compliquée, faite d’un mélange paradoxal de passion sincère et d’inimitiés récurrentes. Même si elle s’est beaucoup apaisée, la relation entre nos deux pays souffre encore de cette mémoire vive de la guerre de décolonisation et des blessures profondes qu’elle a engendrées de chaque côté. Néanmoins, l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération française, qui a grandi dans une France de l’après-colonisation et qui est portée par des convictions européanistes et mondialistes, pourrait contribuer à changer la donne. A ce titre, la visite d’Emmanuel Macron du 6 décembre dernier a fait montre d’avancées importantes, en particulier sur le plan de la coopération sécuritaire et l’intention sincère de réconcilier les mémoires algérienne et française. Des deux côtés de la Méditerranée, on ambitionne de bâtir un couple algéro-français sur le modèle franco-allemand, mais il semble que cette ambition souffre de beaucoup de malentendus. Pourquoi, selon vous ? Il existe des points communs entre la relation franco-allemande et la relation franco-algérienne : tout d’abord cette capacité à dépasser le traumatisme des violences de la guerre et cette volonté de renouer un lien fort en dépit du passé douloureux. Ensuite, cette relation particulière qui constitue une porte d’entrée vers une union régionale élargie : Union européenne à partir du couple franco-allemand, Union méditerranéenne qui reste à bâtir depuis la France et l’Algérie. Mais au-delà de ces similitudes, notre relation est exceptionnelle par sa dimension humaine. Ce furent un million d’Européens qui vécurent en Algérie, et plus de trois millions de descendants algériens en France. A mesure que les écarts de niveau de vie entre nos deux pays se combleront, nous pourrons parvenir à bâtir un couple franco-algérien d’envergure. Cela nécessite d’inventer un modèle original de relation, au-delà de l’exemple franco-allemand. L’histoire coloniale continue d’impacter le présent et vraisemblablement le futur des relations entre Alger et Paris. Quels sont les gestes nécessaires à faire pour refermer la plaie coloniale ? Le temps des grands symboles politiques viendra. Aujourd’hui, il s’agit de faire feu de tout bois et de miser sur toutes les initiatives, à la fois culturelles, sociales et politiques susceptibles de symboliser et soutenir le désir de réconciliation. Cela passe probablement par le fait de donner la parole aux derniers témoins de la guerre, alors que nous sommes à présent dans l’urgence de reconstituer une histoire orale de l’Algérie durant cette période. Il faut saluer les gestes symboliques annoncés par le président Macron, à l’image de l’envoi en Algérie d’une copie des archives françaises sur la relation avec l’Algérie. Votre nom est intimement lié à l’opposition de la France à une intervention militaire en Irak en 2003, mais la guerre a eu lieu. Ne pensez- vous pas que cette date marque la fin de la diplomatie internationale ? Depuis 2001, nous sommes entrés dans une spirale guerrière, portée par la progression de l’esprit néoconservateur à travers le monde, qui a considérablement déstabilisé le Moyen-Orient, depuis l’Irak jusqu’à la Libye, en passant par la Syrie et le Yémen. Cela rend l’effort diplomatique d’autant plus indispensable, alors que tout semble appeler à la guerre. Sur ce terrain, Paris joue son rôle en essayant de préserver les grands acquis diplomatiques de ces dernières années, aussi bien l’Accord sur le nucléaire iranien que l’Accord de Paris sur le climat de la COP21. Pourquoi George Bush et Tony Blair voulaient à tout prix cette guerre ? Je crois que certains Occidentaux, probablement grisés par la chute de l’URSS, se sont retrouvés au pouvoir avec une vision idéologique du monde, ignorant les réalités de la région. Ils étaient de plus soucieux de dégager une image de force, ce qui les a malheureusement conduits à faire le choix de l’aventure. Enfin, il y a toujours eu chez les néoconservateurs anglo-saxons, qui ont soutenu cette guerre, la nécessité de vivre en opposition à un ennemi désigné, quitte à le construire en partie pour pouvoir mieux le pointer du doigt. C’est là l’une des nombreuses apories d’un «choc des civilisations», tellement fantasmé qu’il finit par devenir une réalité. La guerre contre l’Irak n’a-t-elle pas inauguré le cycle de l’instabilité dans lequel est plongé tout le Moyen-Orient ? Elle représente une phase – celle de la multiplication des interventions extérieures – d’un cycle d’instabilité qui prend sa source bien en amont. Le Moyen-Orient est confronté à une instabilité chronique depuis la révolution iranienne de 1979 : renversement du shah, assassinat d’Anouar El Sadate, guerre civile libanaise, guerre Iran-Irak, invasion du Koweït, les deux Intifadhas… On peut même estimer que l’histoire du Moyen-Orient est plus que mouvementée depuis le XIXe siècle, alors que la Nahda répondait au choc soulevé par l’invasion napoléonienne et la confrontation aux valeurs occidentales. Au fond, la question qui agite perpétuellement la région depuis cette période est celle du nationalisme et de la place de l’Etat, ce qui s’est traduit par diverses expérimentations sur le plan politique, du panarabisme au baasisme, en passant par le socialisme hier et aujourd’hui l’islamisme politique. Est-il juste d’affirmer que la destruction de l’Irak est à l’origine de la prolifération du terrorisme dans la région du Moyen-Orient et qui s’élargit pour devenir international ? Tout le monde reconnaît à présent que l’effondrement de l’Irak a créé les conditions de l’émergence d’Al Qaîda dans ce pays, puis de l’Etat islamique. Les interventions militaires détruisent les Etats et les administrations en place, mobilisant les populations locales contre elles. C’est donc l’une des causes, mais ce n’est pas la seule. La transformation idéologique de la religion par un certain nombre d’acteurs, le mal-développement, la corruption des élites et les rivalités géopolitiques et idéologiques, qui ont cours dans cette région, ont également participé de ce phénomène d’expansion du terrorisme que nous connaissons à l’heure actuelle. Mais depuis, la France a privilégié l’option de l’intervention militaire en Irak, en Libye, au Mali et en Centrafrique. S’agit-il d’un revirement stratégique dans la politique étrangère de la France ? Je me suis exprimé sur chacune de ces crises et j’ai toujours reconnu l’utilité de l’usage ponctuel de la force, tout en soulignant que les interventions lourdes sur le terrain enclenchent des engrenages dangereux. Quand on regarde la situation de la Libye, du Mali ou de la Centrafrique actuelle, on mesure à quel point ces interventions militaires ne constituent pas une fin en soi et ne sont pas parvenues à créer les conditions d’un renforcement politique et économique de ces Etats aujourd’hui faillis. Nous pouvons à ce titre nous réjouir du tournant opéré par la France depuis l’élection présidentielle, avec un désir manifeste de renouer avec une diplomatie d’équilibre, soucieuse de promouvoir partout la médiation et le dialogue en intégrant une approche globale à partir de trois piliers : développement, sécurité et politique. Le conflit syrien s’enlise dans une violence sans issue. Cette crise n’est-elle pas devenue otage des luttes d’influence des puissances internationales ? Comment se sortir de cet engrenage ? Rappelons tout d’abord l’horreur de la tragédie syrienne, qui a fait plus de 350 000 morts. Il y a d’une part la présence d’un certain nombre de puissances qui se livrent à des jeux de rivalité en Syrie, et d’autre part des logiques propres au déchirement du tissu social syrien, qui participent elles aussi de l’enlisement du conflit. Alors que la Russie, la Turquie, les Etats-Unis et l’Iran sont très investis sur le terrain, l’ONU et l’Union européenne en sont les grands absents, car inaudibles sur ce sujet. Au-delà de l’initiative d’Astana, je crois que seul un processus politique inclusif, capable de rassembler l’ensemble des acteurs régionaux et internationaux autour de la table, sera susceptible de faire émerger une issue. Il nous faut promouvoir une conférence permanente sur la Syrie qui associe tout le monde, que ce soient la Russie, les Etats-Unis, l’Union européenne, la Turquie, l’Arabie Saoudite et l’Iran. Sans quoi, on se dirige doucement vers une reconquête de la Syrie utile par le régime, et le rejet à l’est du pays des populations sunnites et des groupes armés, avec le risque d’y voir émerger un nouveau Daech. Depuis 2003, la région du Moyen-Orient est soumise au rythme infernal des conflits violents, où l’équilibre ancien semble définitivement rompu. Y a-t-il des velléités de remodelage géostratégique de toute la région ? Le risque de conflagration régionale n’a jamais été aussi élevé. Riyad et Téhéran sont les deux acteurs d’une nouvelle guerre froide qui pourrait aboutir à un nouveau Yalta dans la région, avec un partage territorial de leurs influences respectives, entre une péninsule Arabique dominée par l’Arabie Saoudite et un croissant chiite allant de l’Iran à la Syrie, placé sous domination iranienne. Dans le même temps, on observe une recomposition progressive de l’ensemble de la région, avec un retour en force des régimes autoritaires qui répond à la vague des Printemps arabes aussi bien en Syrie, qu’à Bahreïn, en Egypte et à présent en Arabie Saoudite. Dans le même temps, la rivalité entre l’Iran et l’Arabie Saoudite sous-tend cette évolution et renforce dangereusement les nationalismes. Ceci est particulièrement prégnant dans les pays du Golfe, notamment au Qatar et en Arabie Saoudite. Au Proche-Orient, la diplomatie internationale n’est pas seulement «molle», mais incapable et inefficace. La Palestine est-elle définitivement abandonnée par la communauté internationale ? Il est difficile aujourd’hui d’être optimiste au vu des divisions palestiniennes et des raidissements israéliens. Or, il faut bien avoir à l’esprit qu’il n’y aura pas de paix durable au Moyen-Orient tant que l’on n'aura pas apporté de réponse à ce conflit, lequel continuera d’être instrumentalisé aussi longtemps qu’il durera. Malheureusement, le conflit syrien et la lutte contre l’Etat islamique ont eu pour effet immédiat de rendre invisible le conflit israélo-palestinien, qui a pourtant ressurgi avec force à l’été 2014. La dernière guerre de Ghaza a montré, s’il en était besoin, que la communauté internationale avait tort de croire qu’elle pouvait enterrer cette question simplement en détournant le regard. Ceci doit nous encourager à poursuivre les efforts de dialogue et à faire preuve de volontarisme dans les initiatives. Dans votre livre Mémoire de paix pour temps de guerre, vous critiquez vigoureusement la diplomatie occidentale faite de «guerre, de menace, de sanction et d’exclusion». Finalement, l’ordre mondial est un ordre de force et militaire et non pas celui d’équilibre et de paix ? Ce qui est certain, c’est que cet usage de la force crée un ordre précaire et sans lendemain, source d’humiliations et de tensions futures. Au risque de le répéter encore et encore, la guerre n’engendre que la guerre. Seule la politique est susceptible de créer des mécanismes de stabilité durables et efficaces. C’est le sens du projet européen, et c’est le sens de la diplomatie de projets en laquelle je crois. Nous devons favoriser l’émergence de grands partenariats politiques, économiques et culturels, capables de soutenir le développement et la mise en relation des populations entre elles, à l’instar du projet chinois de Nouvelle route de la soie. Ceci passe par la création d’infrastructures incontournables, par l’accompagnement des politiques environnementales et par la promotion de programmes d’échanges culturels. Envisager la création d’un grand partenariat reliant l’Europe, le Maghreb et l’Afrique, voilà un défi commun qui contribuerait davantage à la promotion d’un «ordre mondial» que les politiques interventionnistes de ces dernières années. L’élection de Donald Trump aux Etats-Unis et le retour en puissance de la Russie ouvrent-il une nouvelle ère, un basculement dans les relations internationales ? Nous faisons face à un moment-clé de la multipolarité, qui se traduit par le déclin et le repli sur soi des Etats-Unis, la résurgence de la Russie après l’effondrement de 1989, mais aussi le grand retour de la Chine après un siècle d’humiliations. On assiste donc davantage à un processus de désoccidentalisation du monde, caractérisé par un basculement de la puissance vers l’Est, notamment vers la Chine et la Russie. Le déploiement du protectionnisme économique et des rhétoriques nationalistes, voire belliqueuses, en fait une phase de la nouvelle multipolarité conflictuelle. La réaction des principales puissances occidentales à l’empoisonnement de Sergeï Skripal et de sa fille révèle l’aspect brutal de cette prise de conscience. C’est pourquoi, il nous appartient d’en faire une multipolarité constructive, par davantage de multilatéralisme et d’équilibre international. Pour cela, l’Europe doit être capable d’incarner un pôle de prospérité et de stabilité aux yeux du monde. Elle doit également être capable de se tourner vers son environnement immédiat – vers l’Algérie, le Maroc, la Turquie et la Russie – avec davantage de sérénité. Les opinions publiques, notamment celles du Sud, estiment que les puissances occidentales sont complices dans le maintien des régimes autoritaires. Ce sentiment est-il fondé ? La leçon de 25 ans d’ingénierie politique, c’est que le changement de régime ne marche pas. Kadhafi était-il un dictateur ? Oui, mais son éviction n’a pas apporté la démocratie en Libye. Ce que nous nous devons de défendre dans ces circonstances, c’est l’efficacité de l’Etat, auquel incombe le rôle de protection des citoyens, par le renforcement et le développement des administrations. C’est le seul moyen de favoriser une transition douce vers l’Etat de droit et les valeurs qui lui sont associées.
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