vendredi 5 janvier 2018

Adolescents fugueurs : «Je pars faire ce que je veux»

Pour une raison ou une autre, chaque année plusieurs centaines d’adolescents décident de quitter le domicile familial. Et si certains retrouvent le chemin de la maison, d’autres se perdent au retour, laissant leurs parents morts d’inquiétude. Décryptage. Echec scolaire, malaise familial, ou encore partir à la recherche de sa propre personnalité… le phénomène des fugues a touché 2159 ados l’année dernière en Algérie, dont 997 filles. En 2016, les services de la sécurité nationale ont enregistré pas moins de 958 adolescents fugueurs, dont 499 filles. Poussés par différents facteurs, ces adolescents décident de prendre la fuite et de claquer la porte de leur cocon familial sans prévenir leurs parents. Souvent, ces jeunes vivent dans un milieu familial difficile ou passent par une adolescence compliquée. Sonia a 24 ans aujourd’hui. Cette jeune femme de la wilaya de Bouira, fiancée, est responsable dans le service comptabilité d’un grand magasin de la ville. Mais tout n’a pas été aussi facile ! A quatorze ans, rongée par l’incompréhension et l’indifférence de ses proches, elle a eu recours à la fugue pour attirer l’attention de sa famille. Elle raconte : «J’avais 14 ans quand j’ai fui la maison. A ce moment là, j’ai décidé de quitter l’école, et cela a rendu ma mère furieuse. Elle faisait tout pour me faire regretter d’avoir arrêté les études. Je voulais faire beaucoup de formations et de stages après, mais elle n’a pas accepté. Elle m’a enfermée et j’étais interdite de sortie. Ma vie est devenue insupportable et je n’avais d’autre choix que de quitter la maison.» Pour Sonia, si elle a choisi de s’enfuir, c’est parce qu’elle n’a pas trouvé d’autres solutions à ses problèmes. «Je savais que ce n’était pas bien et que je j’allais certainement le regretter, mais ma mère ne m’a pas laissé le choix et j’en pouvais plus. Je voulais attirer son attention et qu’elle cesse enfin de me punir. Après tout, elle ne pouvait pas me punir éternellement», confie-t-elle. L’adolescente n’avait nulle part où aller en sortant de la maison. Pour elle, il était hors de question d’aller chez ses proches parce qu’ils auraient tout de suite appelé ses parents et forcée à regagner la maison. «J’étais en contact avec une amie de mon ancienne école. Elle vivait avec sa tante. Je suis partie chez elle sous prétexte que mes parents étaient en voyage et que je n’avais pas où aller.» Gifle Au bout de quelques jours, ne pouvant plus continuer à mentir au sujet du voyage de ses parents, Sonia prend conscience de la gravité de son acte et décide de partir chez ses grands-parents qui habitent la même ville. «Je voulais leur expliquer ce qui s’est passé, et pourquoi j’avais agi ainsi et que je n’en pouvais plus, sachant qu’on en avait parlé plusieurs fois, mais que rien n’avait changé. J’ai toujours été victime de violences physiques et morales.» Le retour chez les grands-parents n’a évidemment pas été facile pour Sonia. «Ma famille a passé des jours et des nuits à me chercher, mille et une mauvaises idées leur étaient passées par la tête. En m’ouvrant la porte, ma grand-mère s’est tout de suite effondrée et n’arrêtait pas de me demander : ‘‘Où est-ce que tu passais tes nuits et avec qui ?’’ Mon grand-père, quant à lui, c’est avec une gifle qu’il m’a accueillie», se souvient-elle. Et de poursuivre : «Sur le coup, ça m’a détruit. Je me disais que si c’est ainsi que ça se passe avec eux, qu’allait faire ma mère alors ? J’avais peur». En revenant chez les grands-parents, Sonia espérait trouver refuge et une solution finale à son malaise au sein de sa propre famille. «Aujourd’hui avec du recul, je comprends leur réaction. Mais ce qui me tue, c’est que moi, personne n’a essayé de me comprendre. Ils ne se sont pas demandé pourquoi j’avais agi ainsi ! Leur seul souci, c’est que je suis une fille qui a passé quinze jours hors de la maison chez des inconnus», confie la jeune fille. «Quand ils ont informé ma mère de mon retour et qu’elle est venue me chercher en larmes, j’ai compris qu’elle ne m’aurait jamais voulu du mal. Elle m’a tout de suite prise dans ses bras et m’a demandé pourquoi je lui ai fait vivre cette situation. Je sais que pour elle, si elle a été dure avec moi, c’est seulement pour mon bien et pour me protéger. Elle-même a été élevée de cette manière… Peut-être que je le serai aussi plus tard avec mes enfants…». Enfer Si la fugue est une expérience aussi difficile et traumatisante pour les enfants, elle l’est tout aussi pour les parents. Kahina, la quarantaine et vivant à l’ouest d’Alger, elle aussi est passée par là. Elle raconte : «‘‘Ton père va te tuer !”. Je regrette de lui avoir parlé ainsi quand il m’a téléphoné. ça faisait trois jours qu’il était sorti et au lieu de lui demander où il passait ses nuits et s’il allait bien, je lui ai crié dessus en lui demandant de rentrer à la maison dans l’immédiat. Il m’a raccroché au nez et j’ai passé des jours sans avoir de ses nouvelles. Si on retourne en arrière, je m’y prendrais autrement.» Durant l’absence de son fils Raouf, Kahina dit avoir vécu l’enfer. «ç’était insupportable et je n’ai quasiment pas dormi pendant plusieurs jours. Je donnerai tout pour ne pas revivre la même situation une deuxième fois. Mon fils a quitté la maison parce qu’il étouffait. Mon mari a toujours été sévère avec les enfants, il était tout le temps en colère, mais Raouf en prenait plus que ses frères et sœurs parce que c’est l’aîné et qu’il était un peu faible à l’école», se rappelle-t-elle. Le cas de Sonia, de Raouf et sa mère n’est évidemment pas isolé et le phénomène de la fugue touche de plus en plus de mineurs algériens. Mais finalement, quels sont les facteurs qui motivent les enfants à fuguer ? Le professeur Badra Moutassem-Mimouni, du département de psychologie et d’orthophonie de l’Université d’Oran 2 et directrice de recherche au Crasc, analyse : «L’adolescent est dans une période charnière où il est souvent partagé entre des désirs contradictoires : se conformer aux normes sociales ou se révolter et en sortir. La fugue est le signe de quelque chose qui perturbe l’adolescent et qui l’amène à prendre des risques.» Et de signaler qu’il peut y avoir deux types de causes. Celles liées à la personnalité de l’adolescent : instabilité, recherche de liberté, besoin d’être autonome, ou personnalité peu réfléchie, impulsive et manquant de maturité et de capacité d’évaluer les situations et les risques. Ou encore les causes liées au milieu familial : un milieu rigide, absence de communication au sein de la famille, violences familiales contre la mère ou contre l’enfant ou les deux à la fois, ou un milieu trop laxiste qui semble indifférent à l’adolescent. Aventure A partir de là, le professeur Moutassem-Mimouni explique que pour les fugueurs, prendre la fuite rime avec la recherche de l’aventure, de la liberté ou se dire «faire ce que je veux», échapper à la pression familiale, se venger des parents et de leurs exigences ou leur indifférence dans beaucoup de cas, ou encore tester sa valeur auprès des parents (leur faire peur, se faire désirer...). Avis partagé et confirmé par les services de la police qui traitent, à longueur d’année, plusieurs centaines de cas de fugues à travers le pays. En effet, selon le commissaire de police Wahiba Hamali du bureau de protection des personnes vulnérables, auparavant appelé bureau de protection des mineurs, le malaise au sein de la famille est le principal motif des fugues. Mais aussi l’échec scolaire et la recherche aventure. «Quand un jeune est en train de se construire et qu’il est à la recherche de lui-même, il vit dans un imaginaire et un monde qu’il veut découvrir et conquérir. L’autre cause des fugues qu’on rencontre souvent c’est l’aventure. On a l’aventure amoureuse ou même l’aventure entre copains et amis. Quant à l’échec scolaire, quand les parents sont sévères avec leurs enfants et pour fuir les punitions, les écoliers décident de ne pas rentrer chez eux. Dans la plupart des cas, on finit par les retrouver chez des proches et des membres de la famille ou des amis», affirme le commissaire. En effet, selon un récent communiqué de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) visant à interpeller les parents et le ministère de l’Education nationale, la période de remise des bulletins scolaires est de plus en plus marquée par les fugues et des tentatives de suicide des élèves subissant des pressions de la part des parents. «Ce problème est le résultat d’un processus de cumul fait de pressions psychologiques, de menaces et parfois même de violences physiques. Sa résurgence à chaque fois qu’arrive la période de remise des bulletins signifie que rien n’a été fait jusqu’ici pour tenter de régler le problème», a souligné la LADDH. Cauchemar Si Sonia, elle, a réussi à retrouver le chemin du foyer et que les choses ont fini par s’arranger, ce n’est pas forcément le cas pour beaucoup d’autres adolescents. Une fois livré à lui-même, l’enfant devient un être vulnérable : alcool, drogue, crime, exploitation sexuelle… Il s’expose ainsi à de multiples rencontres dangereuses et son coup de tête va ainsi rapidement se transformer en cauchemar. Le professeur Badra Moutassem Mimouni confirme : «En fuguant, l’adolescent va se retrouver dans un monde inconnu, chargé de dangers dont il ne connaît pas les codes. Il est désemparé, car ce qu’il a imaginé et ce qu’il trouve dans la rue est très loin de l’imaginaire qu’il s’est construit : il doit apprendre à se prendre en charge, à trouver où dormir, quoi manger, se défendre, etc.» et d’ajouter : «Cette situation peut le terroriser et il ne sait pas comment s’en sortir. Il peut avoir trop peur de la punition mais ne peut pas rentrer chez lui. Ce qui peut créer des états de détresse intense. A partir de là, souligne le professeur, la fugue constitue un danger pour l’adolescent, surtout s’il n’a pas été préparé à affronter les difficultés que représente la rue : il peut être agressé physiquement, sexuellement ou moralement (larbinisé, esclave, utilisé pour des rapines par les plus grands etc.). Aussi, la fugue n’est pas un délit, mais elle entraîne forcément tôt ou tard l’adolescent à en commettre (vol, agression, prostitution, drogues, etc. ne serait-ce que pour manger)». Pour éviter ces scénarios, les services de police du bureau de protection des personnes vulnérables font de leur mieux. A chaque dépôt de plainte ou d’alerte de disparition de mineur, sans perdre de temps, une enquête est ouverte et les recherches entamées. «Dès la présentation de l’un des parents ou des proches au poste de police pour un avis de recherche, la procédure est enclenchée et une enquête est ouverte», affirme le commissaire de police Wahiba Hamali, soulignant que «quand il s’agit de la disparition d’un mineur, on réagit immédiatement et l’enquête est tout de suite entamée et on n’attend pas que les 24 heures d’absence passent. Le facteur temps est très important. En une heure, l’enfant peut changer de wilaya.» Traumatisme Selon le commissaire, le premier point à vérifier est le cadre de vie de l’enfant. A-t-il l’habitude de quitter la maison ? Qui sont ses amis et ses fréquentations ? Son école, et surtout comment il vit dans son milieu familial. «Après le dépôt du premier rapport d’information auprès du procureur de la République, on commence la diffusion de recherche en communiquant avec les différents services de police de la wilaya. Puis, on élargit la recherche aux autres wilayas en fonction des éléments qu’on a de l’enquête, poursuit-elle. Une fois l’enfant récupéré, il subit automatiquement des examens médicaux pour voir s’il est sain physiquement et s’assurer qu’il n’a pas été victime d’agression physique ou sexuelle, ou encore pour voir qu’il n’a pas consommé une drogue quelconque. Par la suite, un psychologue prend le relais afin d’éviter tout traumatisme. Après les examens, s’il s’avère que l’enfant a été victime des violence ou d’agression, à ce moment-là une autre enquête est ouverte.» Il est à noter également que lors de l’examen psychologique, si le médecin comprend que l’enfant est victime de violence au sein du foyer familial, les services de police prennent des mesures. «S’il s’avère que l’enfant est en danger chez lui, on fait un rapport au procureur de la République qui peut ordonner de placer l’enfant dans une autre famille», affirme le commissaire. Par ailleurs, du côté psychologique, le professeur Badra Moutassem-Mimouni met l’accent sur le comportement des parents après le retour du fugueur à la maison. Pour le professeur, le moment des retrouvailles est très important pour ne pas revivre la même situation deux ou trois fois. «Les parents doivent exprimer leur peur et tristesse afin que l’enfant comprenne son importance dans la famille, qu’ils sont là pour l’écouter, l’aider et l’accompagner dans ce qu’il fait. L’enfant finira par comprendre que si ses parents sont sévères, c’est pour son bien et parce qu’ils ont peur pour lui», affirme le professeur. 

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