Armés de haches, de couteaux et de sabres, des dizaines de terroristes se sont acharnés avec une violence inouïe sur les villageois. En cette journée du 4 janvier 1998, plus de 600 personnes, en majorité des femmes et des enfants, ont été égorgées, décapitées et découpées ou calcinées. Tout comme les victimes de Ramka, elles aussi n’ont pas eu droit à des tombes, mais à des fosses communes sans nom ni sépulture… Après notre visite aux hameaux des Kherabib, à Ramka, nous prenons la route de Had Chekala, en passant par Oued Rhiou, Ammi Moussa et Aïn Tarek, daïra dont elle dépend et qui se trouve à 20 km. La grisaille et un froid glacial enveloppent cette région. Des paysages verdoyants, entrecoupés de quelques maisons en pierre, chaumières et habitations en brique, longent les piémonts de cette chaîne montagneuse de l’Ouarsenis, qui traverse plusieurs wilayas de l’ouest et du centre du pays. Quelques voitures, surtout des taxis et des minibus empruntent cette route, la RN90, qui relie de nombreuses localités, comme Marioua, Zeboudja, mais aussi Bougheiden, notre première halte. C’est ici que les familles des victimes du massacre de Had Chekala ont été regroupées. Elles habitent le quartier dénommé «Haï des 73 Logements des victimes du terrorisme», faisant face au mont Sidi Bouali. Nous sommes à une centaine de kilomètres du chef-lieu de Relizane et à 55 km seulement de Tiaret. A première vue, c’est la désolation. Deux ou trois pâtés de maisons en brique et couvertes pour beaucoup de tuiles baignent dans une mer de boue, alors que les dernières pluies remontent à quelques jours seulement. Il faut être chaussé de bottes bien solides pour pouvoir traverser à pied les ruelles. Notre présence ne passe pas inaperçue. Nous accostons un groupe d’habitants qui nous scrutait de loin. A peine notre identité déclinée, les plus âgés se bousculent pour raconter le cauchemar qui les hante jour et nuit, et ce, depuis cette terrifiante journée où la horde sauvage a fondu sur leur village. Leurs morts reviennent toujours. Le temps n’a pas pansé les blessures ni atténué les douleurs. Les témoignages de cette journée du dimanche 4 janvier 1998, cinquième jour du Ramadhan, sont aussi durs que violents. Mohamed avait à peine 13 ans. «Il avait beaucoup plu et il faisait très froid. Ma mère avait préparé le repas et s’était allongée pour se reposer avec mes frères et mes sœurs en attendant le retour de mon père vers 15h. Vers 16h, un violent coup a été donné à la porte qui s’est ouverte en heurtant très fort le mur. Ils ont commencé par massacrer ma mère, mes frères et sœurs. J’étais comme paralysé par les cris. Puis, j’ai entendu le cri de mon père qui les suppliait d’épargner mes deux frères, âgés d’ un et deux ans. Subitement, c’était le râle de mon père qui était en train d’agoniser, puis le silence s’est installé dans la maison. Je suis resté perché sur un arbre jusqu’à leur départ. J’ai passé la nuit dans la forêt jusqu’au petit matin. Je savais qu’ils étaient encore dans le village. Les cris de nos voisins me semblaient interminables. Lorsque je suis arrivé à Had Chekala, j’ai trouvé d’autres rescapés, comme moi, des femmes, des enfants et des vieux qui n’arrivaient même plus à parler. Je suis remonté avec les gendarmes et quelques voisins. Les lieux étaient indescriptibles. Le sang était partout et l’odeur de la chair calcinée agressait les narines. Les gendarmes aussi avaient très peur. Ils nous pressaient d’enterrer rapidement les corps et de repartir. La route était difficilement praticable en raison des pluies qui s’étaient abattues la veille, il y avait des crevasses et les lieux n’étaient pas sécurisés. Avec les voisins, on a creusé quelques tranchées ; moi, j’ai enterré ma mère avec ses vêtements, elle avait la tête tranchée, puis mes deux frères, des bébés, égorgés, ainsi que mon père que je n’ai pu reconnaître que grâce à la montre qu’il portait à la main. Nous n’avions même pas de draps pour les couvrir. Nous les avons recouverts avec de la terre, après les avoir mis ensemble l’un à côté de l’autre, et par endroit l’un sur l’autre. J’ai pu planter quelques planches pour pouvoir reconnaître leurs ‘‘tombes’’. Après, nous sommes redescendus. Jamais je n’oublierai cette journée. Aujourd’hui j’ai 35 ans, mais pour moi c’était hier. Depuis, je n’ai plus remis les pieds dans mon village…», relate, les larmes aux yeux, Mohamed, seul rescapé d’une famille de 14 membres. «Le sang était partout et l’odeur de la chair calcinée agressait les narines» La soixantaine largement dépassée, Mohamed Affer veut à tout prix nous raconter comment toute sa famille a été décimée en quelques minutes. «Ils ont massacré à coups de hache et de sabre 20 membres de ma famille composée de ma mère, mes deux frères et leurs enfants, mon épouse et mes enfants. J’étais à Oran quand j’ai été alerté. Au milieu de la journée du lundi, j’étais sur place. J’avais l’impression d’être au milieu de scènes d’un film d’horreur. Ces images ne m’ont jamais quitté», dit-il, avant de se retirer, comme pour cacher ses larmes. El Arbi Boukhadouma lui était présent ce jour-là : «Les premières victimes sont tombées alors qu’elles n’avaient pas encore rompu le jeûne. Nous n’avions rien entendu, jusqu’au moment où ils ont investi la maison vers 18h30. Nous venions de terminer le repas. Ils ont commencé par la pièce où se trouvaient mes six enfants et leur mère. Ils les ont massacrés à coups de hache. Je ne pouvais même pas les sauver. Les terroristes étaient trop nombreux. J’ai couru vers la forêt où je me suis caché durant toute la nuit jusqu’au matin. Ils ont mis le feu à ma maison avant de s’attaquer aux hameaux avoisinants.» El Arbi précise : «Nous avions eu écho du massacre de Ramka, et vendredi, lorsque nous sommes descendus au village, les gendarmes nous ont dit d’alerter les voisins pour qu’ils quittent les lieux. Ils nous ont expliqué que le groupe qui avait agi à Ramka pouvait s’attaquer à d’autres villageois isolés. Mais comme c’était l’hiver et le Ramadhan, nous ne pouvions quitter subitement nos maisons et pour aller où ? Nous n’avons pas pris au sérieux l’alerte. Ils ont tout brûlé sur leur passage, y compris notre cheptel. Ma mère a été mutilée. Je n’ai reconnu que son buste recouvert par sa robe rouge. Ils l’ont découpée à coups de hache.» Un peu plus de 50 ans, Djebar laisse couler ses larmes devant nous. «Vous ne trouverez personne qui vous dira qu’il a vu les tueurs. Ceux qui les ont vus sont tous morts et ceux qui ne les ont pas vus ont échappé au massacre», nous lance-t-il. Chômeur, ayant d’un mastère en gestion, Abdeslam avait à peine 15 ans lorsque son village a été attaqué. Il se propose de nous accompagner jusqu’au sommet de la montagne pour nous montrer dans quel état les hordes de tueurs ont laissé les lieux. Tout au long de ces 15 km de pistes qui sillonnent la montagne, Abdeslam n’a pas arrêté de nous raconter comment les terroristes ont envahi les maisons et les chaumières de la population de Meknassa, dont les Souayah, Souahine, Sidi Maad, Krayaa et Boulahdjal : «Ils ont pris tout leur temps pour exterminer plus de 600 personnes. Les premières maisons ont été attaquées vers 16h, et les dernières vers 1h du matin.» Nous roulons difficilement sur cette route exiguë, qui se transforme par endroit en coupe-gorge, en suivant les traces couleur ocre, laissées par les rares véhicules passés par là. «Depuis quelques années, certains agriculteurs passent la journée à travailler leurs terres et, le soir, ils rejoignent le village. Les privilégiés louent des véhicules, mais la plupart utilisent des mulets. La peur plane toujours…», indique Abdeslam. Sur les flancs mais aussi au sommet des monts, de nombreuses maisons en ruine sont totalement abandonnées, alors que de vastes étendues de terre sont cultivées. Sur cette route qui nous semble interminable, l’eau est abondante, alors que des troupeaux de mulets sillonnent le relief sans la présence des hommes. «Toutes ces maisons étaient habitées. Les familles vivaient de leurs produits agricoles et ne descendaient qu’exceptionnellement au village. Elles vivaient en toute quiétude au milieu de la nature», ajoute-t-il. «Du haut d’un arbre, j’entendais les cris et les gémissements des femmes et des enfants» Puis nous continuons à rouler avec la peur au ventre, mais Abdeslam nous rassure : «La région est à présent totalement sécurisée. Vous n’avez rien à craindre.» Notre route en voiture s’arrête là. Il faut continuer à pied. La nature est à couper le souffle. Subitement, les premières maisons en ruine apparaissent et donnent l’impression de former un village fantôme. L’image est frappante. Des chaumières, il ne reste que quelques murs en pierre qui rappellent la présence d’une vie humaine, il y a 20 ans. Au milieu quelques chaussures, des étoffes, quelques ustensiles de cuisine rouillés et des objets qui appartenaient aux victimes. Dans une des pièces, un artiste est passé par là. Les murs sont peints en vert et décorés avec des dessins à l’encre rouge représentant des coqs, des lapins, des chiens, des fleurs mais aussi des chevaux, comme pour illustrer la belle vie qui régnait avant dans ces lieux. «C’est le père de cette famille de sept membres qui a dessiné ces animaux. Il a été décapité dans cette chambre avec ses enfants et son épouse a été rattrapée dans sa fuite et égorgée», raconte Abdeslam. Nous faisons le tour des maisons, envahies par les herbes folles et les pierres. Les nombreux trous servant aux réserves de ravitaillement sont remplis de gravats alors que quelques effets personnels, des bottines en caoutchouc, des mules de femme en plastique et des petits tabourets sont encore enfouis sous les décombres. Le décor est chaotique. Dans chacune de cette dizaine de maisons de Souahine El Foukani, des familles ont été exterminées. Au moins une quarantaine de personnes ont été massacrées et aucune trace de tombe n’existe. Nous descendons à pied vers Souahine Al Tahtani. C’est à quelques centaines de mètres vers le bas de la montagne, où habitait Abdeslam avec sa famille. La même désolation s’étale sous nos yeux. Toutes les maisons sont en ruine, le centre de soins et les trois classes d’école qui existaient sont dans un état d’abandon et de dégradation avancé. Ruine, désolation et odeur de la mort… Seuls les murs ont résisté à cette folie meurtrière. «J’étais en 3e année primaire, lorsque des terroristes ont brûlé l’école, composée de deux classes, et interdit aux enfants d’y revenir. J’ai repris l’école à un âge un peu avancé, une fois installé à Bougheiden. Le centre de santé a également été saccagé et brûlé bien avant le massacre», se rappelle Abdeslam, avant de nous montrer ce qui reste de sa maison, faite de pierre et d’argile. «Lorsque j’ai entendu les cris des femmes et des enfants ainsi que les coups de feu tirés par les terroristes, j’ai couru de toutes mes forces vers la forêt. Il faisait très noir. J’ai grimpé sur un arbre et je me suis accroché à la plus haute branche pour m’y cacher. J’y suis resté toute la nuit. J’entendais les cris, les pleurs, les sanglots et les gémissements. J’avais très peur et je tremblais à cause du froid glacial. Cette nuit m’a paru interminable. Je suis revenu avec les gens du village le lendemain en milieu de la journée. Dans chacune des maisons, il y avait au minimum 6 à 7 corps découpés. Parfois, on ne pouvait même pas reconnaître les parties d’un même corps. Certains villageois ont enterré leurs morts dans les pièces mêmes de leurs maisons, là où les victimes ont été tuées, ou alors derrière les chaumières. Mais le plus grand nombre a été regroupé pour être enterré dans une grande tranchée creusée dans la précipitation», se remémore notre accompagnateur. Après avoir fait le tour de ce pâté de maisons fantôme, nous remontons vers le sommet, à la recherche des tombes des victimes. Nous avons failli passer à côté sans les voir. Oui, ces tombes n’avaient aucune sépulture ou inscription pouvant les indiquer. Un espace d’un mètre carré entouré de fil de fer fait office de cimetière. Au moins 200 victimes ont été enterrées dans cet espace exigu, avec leurs habits ensanglantés. Abdeslam continue de guider notre visite vers les petits hameaux qui longent le mont de l’Ouarsenis, devenus synonymes de désastre et de désolation. Pourtant, ici, la terre est plus riche que nulle part ailleurs. Il suffit juste de planter et toute la nature se charge pour sortir des entrailles de la terre les plus beaux fruits et légumes. Abdeslam nous fait passer par une autre piste de 12 km, une pente descendante parsemée d’ouvertures béantes, d’affaissements et surtout de boue. «Les gens préfèrent la prendre au retour. Quand il pleut, seuls les mulets sont capables de la traverser. Tous ces hameaux que vous voyez en bas ont été abandonnés depuis l’attaque de janvier 1998», nous dit-il. Quelques kilomètres au ralenti, et nous arrivons devant ce qui constituait l’école de Ouled Tayeb que fréquentaient les enfants d’au moins trois fractions de la population. Il ne reste que les murs recouverts de graffitis et le plafond calcinés. Tout a été saccagé. Tableaux, fenêtres, portes, tables et bancs ont disparu. «Ces trois classes ont été incendiées avant le massacre…», explique Abdeslam. En face, une petite mosquée — ou plutôt ce qui faisait office de salle de prière pour les villageois, érigée en pierre et argile — a subi le même sort. Il ne reste que quelques pans de murs pour attester de la présence de ce lieu vers où convergeaient les villageois pour faire la prière, notamment celle du vendredi. Nous suivons notre piste, et au fur et à mesure que nous avançons, de grandes étendues de terre cultivées apparaissent sur le piémont de l’Ouarsenis. L’eau coule à flots dans l’oued qui passe au ras de la montagne, et qu’il faudra traverser pour rejoindre l’autre rive. «L’eau n’est pas aussi importante pour bloquer les véhicules. Mais, si la pluie tombe, il faut utiliser les baudets. Le lendemain du massacre, c’est grâce aux mulets que nous avions atteint le sommet. Ils mettent moins de temps que les voitures, parce qu’ils passent par des raccourcis et escaladent des montagnes en peu de temps», note Abdeslam. Apaiser les âmes A notre arrivée à Boughaiden, une foule nombreuse nous attendait. Notre présence sur les lieux a fait le tour du hameau. Les habitants veulent profiter de notre visite pour interpeller les autorités sur leur situation dramatique. Tous se plaignent d’être les oubliés de l’horreur. «Nous vivons dans la boue. Nos enfants vivent le calvaire durant l’hiver et souffrent le martyre en été avec la poussière. Nous n’avons pas les moyens de retaper nos maisons. Nos pensions, en tant que victimes du terrorisme, ont été suspendues à partir de 2002 et nous ne savons pas pour quelle raison. Nous ne pouvons plus habiter dans nos hameaux, mais l’Etat peut faire un effort pour réparer la route et nous permettre d’aller travailler nos terres. Nos enfants ont grandi en ville. Ils ne veulent plus revenir dans les montagnes. Les blessures sont encore vivaces. Nos morts reviennent tous les jours dans nos discussions, nos fêtes et nos enterrements. Nous nous reprochons souvent de ne pas avoir pu les sauver de cette mort atroce. Nous entendons encore leurs cris et leurs supplices. L’odeur de leur sang est encore dans nos narines. Revivre dans les maisons où ils ont été massacrés relève de l’impossible. Mais nous pouvons aller travailler nos terres si les autorités nous aident ne serait-ce que par la réfection des routes…», déclare un septuagénaire, qui a perdu dix membres de sa famille et son épouse. Comme tous les autres rescapés, il nous interpelle sur la nécessité d’apaiser les âmes des victimes de Had Chekala, en regroupant les corps dans un cimetière digne de ce nom. Il n’est pas question pour eux d’oublier ou d’ignorer ce qui s’est passé il y a vingt ans. Ils veulent tout simplement se recueillir sur les tombes et faire, une fois pour toutes, leur deuil. L’ambiance est très lourde. La gorge nouée, il nous était difficile de réconforter ces familles dont la souffrance est encore visible, malgré les deux décennies passées.
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