Nous nous proposons aujourd’hui d’aborder la question épineuse de la laïcité et de la désintrication de la politique d’avec la religion. Et, comme toute question sensible, elle gagnerait à être traitée avec calme et froideur d’esprit.
En effet, ce n’est qu’avec hauteur de vue et distanciation que les études peuvent être menées avec objectivité. Le sujet, de par son acuité et son importance, nécessite de longs développements et des colloques ad hoc, mais je vais à la concision.
Tout d’abord, essayons de comprendre ce qu’on entend par laïcité. Elle n’est surtout pas l’athéisme ni une quelconque idéologie militant pour l’incroyance ou pour l’agnosticisme.
Dans un premier temps, acceptons l’idée que c’est un principe juridique qui permet de «réguler» la cohabitation des sacrés, a fortiori dans une société plurielle, composite, multiconfessionnelle, pluriethnique et diversifiée.
Comme tout principe juridique, il n’a qu’à s’appliquer sans excès de zèle ni densité doctrinale. La laïcité ne doit pas avoir de consistance idéologique ; elle peut se résumer, entre autres définitions, dans la phrase qui suit : «C’est la loi qui garantit le libre exercice de la foi aussi longtemps que la foi ne prétend pas dicter la loi…» Quoi de plus normal dans une société où le droit est positif.
La norme juridique y est une émanation rationnelle des hommes et elle s’applique aux hommes. Le jeu démocratique, lorsqu’il est mené de manière saine, aide à changer la loi. Ce qui a été fait par des hommes pourra toujours être défait par des hommes.
Encore une fois, dans les sociétés libres, démocratiques et ouvertes au sens de Karl Popper, nul ne peut se prévaloir de sa propre métaphysique ni de sa tradition religieuse pour imposer à autrui, et tout particulièrement à ses propres concitoyens, sa vision du monde et sa législation.
La difficulté réside lorsque la société est monocolore sur le plan confessionnel – à supposer que ces sociétés existent encore à l’ère de la mondialisation et de la révolution numérique. Et même pour ces sociétés fermées, nous verrons ultérieurement qu’il vaut mieux pour elles appliquer le principe de laïcité afin de ne pas voir la religion domestiquée, manipulée et idéologisée par le pouvoir politique. Dans ce cas, la laïcité sera comprise comme la déconnexion de la politique de la religion.
En réalité, l’infortune de la laïcité en contexte islamique est due davantage à des considérations sémantiques et de traduction qu’à une opposition au principe même de la laïcité. En ce sens qu’aucune langue véhiculaire de la pensée théologique et politique dans les contrées islamiques n’avait, dans son champ lexical, l’équivalent de «laïcité».
Ni le persan, ni le turc, ni le gujarati, ni l’arabe, ni l’ourdou ne pouvaient en rendre le sens. Ce que d’autres langues pouvaient offrir, à l’exemple de l’allemand, de l’anglais, de l’italien ou de l’espagnol.
Bien que l’on ait trouvé des traces de «laïcité» dans l’œuvre de Montaigne, la première apparition dans un dictionnaire eut lieu dans l’ouvrage d’Émile Littré en 1871 et on la retrouva six années plus tard dans l’addendum de 1877. Ce substantif est construit sur le grec tardif laïkos, lui-même s’enracinant dans le grec ancien laos qui est une des trois dénominations du peuple, à côté de demos et d’ethnos ; ces deux derniers désignent respectivement la population dans la cité, la polis, et l’ensemble des caractéristiques culturelles, tandis que le premier désigne le bas peuple, en opposition aux clercs.
Ce détour par la sémantique est important pour comprendre le signifiant du vocable «laïcité», sa portée historique et son importance dans la science politique contemporaine. C’est ce que nous verrons dans les prochaines chroniques.
* Ecrivain, essayiste, animateur de l’émission «Islam» de France 2
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