dimanche 2 août 2015

«Il faut une volonté politique réelle pour libérer les cadres»

- Nous aimerions explorer avec vous, M. Benguerna, quelques aspects de la situation des cadres en Algérie, un sujet que vous connaissez bien pour y avoir consacré une bonne partie de vos recherches. Vous soulignez dans l’une de vos études que cette notion se prête à différentes acceptions, interprétations. Sociologiquement, qui sont les cadres ?

C’est vrai que cette notion de cadre recouvre une pléiade d’appellations. On parle de cadre manager, de cadre dirigeant, de cadre moyen… Mais généralement, quand on parle de cadre, on fait référence à un niveau de diplôme et aussi à un niveau de responsabilité, un poste qu’on occupe dans une administration ou ailleurs. A mon avis, en dehors du diplôme, en dehors de la responsabilité qu’il occupe dans un secteur donné, le cadre a une relation intime avec sa marge d’autonomie, son pouvoir de décision. Est-ce qu’il a les conditions pour prendre les décisions telles qu’il les conçoit ?

- Ce qui nous ramène à l’environnement dans lequel il évolue…

L’environnement est très important. C’est l’un des gros problèmes actuellement. Même avec ses compétences, est-ce que le cadre a cette marge de manœuvre ? Je le dis et je le redis, nous avons des cadres de grande qualité, formés dans les grandes écoles algériennes et ailleurs, qui ont des compétences, un savoir-faire. Le problème, c’est cette marge de manœuvre dans la prise de décision. Et ça, c’est l’environnement. On ne peut pas comprendre la situation des cadres en Algérie si l’on ne tient pas compte de l’environnement politique, culturel, économique, dans lequel ils évoluent. Il faut savoir que nous avons plusieurs générations de cadres.

Mais on ne peut comprendre cette problématique des cadres sans revenir à l’histoire de son évolution. Nous avons eu au début les cadres qui ont été formés pendant la guerre de Libération nationale et qui ont pris des postes de responsabilité à l’indépendance. Ils ont été forgés dans le discours idéologique de l’époque. C’est ce que j’appelle «les ingénieurs de l’Ugema».

Comme ils ont fait la grève de 56, le gouvernement français ne voulait plus qu’ils fassent leurs études en France. Ils ont été envoyés en Allemagne, en URSS... Le GPRA a mis en place toute une stratégie pour qu’ils finissent leurs études, en médecine, dans les filières d’ingéniorat, surtout dans les pays de l’Est, quelques-uns aux Etats-Unis.

A l’indépendance, ils ont été les premiers à répondre à l’appel de la nation. Vous allez les trouver dans les complexes sidérurgiques, électroniques et toutes les grandes entreprises. Et c’est la l’origine de ce grand dilemme en parlant du statut des cadres algériens. Tout le discours officiel, depuis les différents documents de la guerre de Libération nationale jusqu’à aujourd’hui, a accordé une place primordiale au cadre et en a fait le pivot du développement.

Cela a créé chez lui l’illusion qu’il est important. Mais dans la réalité, il voit bien qu’il n’a pas la place qu’on lui confère dans le discours politique et idéologique. La question de l’environnement est donc fondamentale. Nous constatons une interférence très forte du politique dans le quotidien des cadres dirigeants.

- Des changements ont été opérés, récemment, à la tête d’un certain nombre de grandes entreprises et d’organismes publics (Sonatrach, Air Algérie, Douanes, banques…). Certains parmi ces PDG arborent un CV impressionnant, à l’image de Amine Mazouzi, le nouveau patron de Sonatrach. Pensez-vous que ces changements produiront l’effet escompté dans leurs secteurs respectifs ?

Vous citez M. Mazouzi. Voilà, justement, un exemple-type en parlant de l’influence de l’environnement. (M. Benguerna nous montre une coupure de presse, un «radar» de Liberté sous le titre : «Gestion de Sonatrach : des assurances données au nouveau PDG». Ça, c’est très significatif (si l’information est véridique). C’est un cas d’école. Pour plusieurs raisons. Reste à savoir si le parrainage politique et ces «cercles influents» vont lui assurer ces mêmes garanties dans les mois à venir…

- C’est d’autant plus délicat que PDG de Sonatrach est un poste politique.

Bien sûr, comme c’est le cas pour tous les PDG. Tous les cadres qui sont nommés par décret sont dans des postes politiques. Ces changements à la tête des grandes entreprises, des banques, c’est bien. Mais ces cadres dirigeants auront-ils la marge de manœuvre par rapport à l’environnement ? J’ai écouté le ministre des Transports, j’ai noté aussi les déclarations du nouveau PDG d’Air Algérie. Leur feuille de route, leurs déclarations d’intentions sont intéressantes.

Mais concrètement, est-ce qu’ils ont les moyens d’appliquer leur stratégie ? Dans les faits, la feuille de route est souvent semée d’embûches. Il ne faut pas réagir à chaud. Il faut de la sérénité. Il faut comprendre les problèmes, les disséquer, et à partir de là, prendre des décisions. L’erreur serait de balayer tout ce qui a été fait avant. Il faut créer un climat de confiance. C’est l’une des qualités du bon manager. Il faut un plan de communication qui se déroule sur plusieurs segments.

Et la question de la communication renvoie à la question de la transparence. Les gens qui dirigent, qui conçoivent la feuille de route, doivent faire en sorte que cette feuille de route arrive jusqu’en bas. Il ne faut pas que les gens aient le sentiment qu’il y a un cabinet noir, quelque part, qui décide à leur place. Il faut associer le personnel, partager l’information, de façon à ce que les gens avec qui vous travaillez ne se sentent pas marginalisés. La marginalisation, ce n’est pas uniquement le fait d’écarter un PDG. Cela concerne aussi les cadres subalternes à l’intérieur d’une même organisation. Si vous passez 8 heures par jour dans votre bureau sans rien faire, c’est de la marginalisation.

J’appelle cela des «compétences dormantes» et elles sont marginalisées. Il y a beaucoup de compétences dormantes dans les entreprises, dans les ministères, qui sont là et qui ne travaillent pas. Pourquoi ? Parce que personne ne les sollicite. Et même si elles prennent une initiative, est-elle prise en compte ? On les voit, on les rencontre, dans des réunions, dans des séminaires, ils ont des compétences, ils ont des choses à dire, ils ont des choses à faire, mais personne ne les écoute.

- On ne peut s’empêcher de se remémorer l’épisode malheureux des cadres gestionnaires massivement jetés en prison au milieu des années 1990. La dépénalisation de l’acte de gestion est formellement consacrée par la loi. Cette épée de Damoclès a-t-elle réellement disparu ?

Avec les scandales de corruption et tous les procès qui se sont succédé ces derniers temps au pas de charge, comment redonner confiance à nos cadres, les pousser à reprendre l’initiative ?

Il y a eu, effectivement, tout un mouvement autour de la dépénalisation qui s’est plus ou moins concrétisée sur le plan de la loi. Mais sur le terrain, quand on observe autour de nous, il y a toujours cette méfiance, il y a cette crainte dans la prise d’initiative. En discutant avec les cadres gestionnaires, on sent que la plupart veulent se contenter d’appliquer la réglementation au sens strict. Ils ne prennent plus d’initiatives.

- Il n’y a plus de prise de risque ?

Il n’y a plus de prise de risque et ça, c’est un point très important. La notion de prise de risque est intimement liée au statut du cadre. Ça n’a pas de sens, un cadre manager qui ne prend pas de risque. Prenez n’importe quel PDG, n’importe quel manager, s’il ne prend pas une certaine marge de risque pour négocier un marché, pour faire un investissement, pour mettre en place un plan de recrutement, s’il n’a pas intégré ce risque, qui peut être de 1 ou 2% dans son management, comment voulez-vous qu’il se développe ? L’aspect juridique est, certes, essentiel. Mais nous avons besoin d’une volonté politique réelle pour libérer les cadres.

Donc même si la dépénalisation de l’acte de gestion est consacrée sur le plan juridique, même si le Premier ministre a tenté de rassurer les cadres, dans les faits, ce n’est pas acquis. Il faut quelque chose de très fort, un choc, pour que les cadres se libèrent de cette pression, de cette chape de plomb. Pour dire laissez-nous travailler. Au risque de me répéter, nous avons des cadres très compétents, de haut niveau, qui peuvent faire des merveilles mais seulement si on les laisse travailler, sur la base d’un cahier des charges dont ils sont responsables.

- Un mot sur les jeunes. Qu’est-ce qui distingue les jeunes cadres de ceux des générations qui les précédent ? Et à quand la fin de la gérontocratie ? Les trentenaires, les quadras ont-ils quelque chance d’accéder au haut de la hiérarchie et de prendre le pouvoir ?

Les cadres que nous avons actuellement, qui ont autour de la quarantaine, sont techniquement bien formés. Et ils sont très ouverts sur l’international. Mais il leur manque l’ancrage culturel, l’ancrage dans leur société. C’est ce que j’appelle «l’enveloppe sociale». Il faut s’intéresser à la sociologie, à l’histoire, à la philosophie. Combien de nos cadres ont lu durant leur formation les travaux de Lacheraf, par exemple ? Combien ont lu Des Noms et des Lieux ou Algérie, nation et société ? On assiste à une amnésie sur les travaux de nos chercheurs-universitaires.

Il faut s’imprégner du terroir culturel algérien et le donner à nos futurs cadres en formation. Le technicisme, c’est bien, mais il faut aussi comprendre sa société. Le cadre est formé ici, à Alger, après il part à Tébessa et il se voit empêtré dans des codes, dans des langages qu’il ne comprend pas. Parce qu’ils partent avec l’idée que gérer une entreprise, une daïra ou une commune, à Alger ou à Tébessa, c’est pareil. Une APC à Alger, ce n’est pas une APC à Tizi Ouzou, et ce n’est pas une APC à Djelfa. Un chef de daïra, aujourd’hui il est là, demain, il peut être muté ailleurs. Est-ce qu’il connaît la culture, l’histoire de cette région ? Nous avons besoin d’une reconfiguration en profondeur des modèles de formation de nos cadres. Il y a lieu également de s’interroger sur le rapport entre l’université et le monde de l’entreprise.

Combien de cadres d’entreprises enseignent dans nos universités ? Dans toutes les grandes écoles et universités de par le monde, observez le pourcentage d’enseignants hors académiques qui y interviennent et qui sont issus du milieu industriel ou du monde des affaires. C’est parce qu’ils ont compris qu’on ne peut pas envisager la formation des cadres sans cette transmission. Personnellement, je l’ai fait quand j’enseignais à l’Ecole polytechnique. J’invitais des anciens de Polytech pour faire des conférences. A l’Ecole supérieure de management, j’ai invité deux grands patrons d’entreprises privées. Il est important d’assurer ce travail de transmission. Or, entre cette génération-là et la génération d’aujourd’hui, il n’y a pas eu de transmission. Bien sûr, nous avons eu la décennie noire, mais cela n’explique pas tout.

On constate qu’il y a un maillon qui manque entre ceux qui sont en train de partir et ceux qui sont appelés à prendre la relève. Je pense par exemple à cette mesure de mise à la retraite automatique des fonctionnaires de plus de 60 ans. A mon avis, c’est une mesure à double tranchant. Si vous laissez partir les cadres dirigeants dans certains secteurs, il y aura le vide, précisément parce que cette transmission n’a pas été faite. Vous voyez un peu le dilemme. Il ne faut pas que ça soit une transition brutale. Arrêtons de faire dans la violence. Tâchons de faire des passations dans la douceur et dans la sérénité. Donnons-nous le temps de préparer la relève et de faire en sorte que les cadres sortants partent dans de bonnes conditions.

Les cadres qui servent l’Etat, dans tous les secteurs, il faut qu’ils viennent et partent dans des conditions sereines, et j’insiste sur le mot «sereines». La sérénité, la confiance sont des valeurs très importantes. C’est vrai qu’il y a des gens qui veulent s’accrocher, rester au pouvoir. Mais quelqu’un à qui vous avez fait appel, au moins donnez-lui l’occasion de présenter et d’expliquer son bilan. Le cadre a besoin de considération, de confiance, de sérénité et d’écoute. Si vous n’avez pas ces quatre éléments, vous pouvez ramener le cadre le plus bardé de diplômes, même avec un salaire attrayant, l’implication et la motivation seront difficiles à obtenir.

 

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