dimanche 3 septembre 2017

«On s’étonne de l’absence de débat sérieux dans l’ensemble des pays arabes et/ou musulmans»

Ancien directeur du projet  Aide à la transition démocratique au Yémen  (2012-2014), François Frison-Roche revient dans l’entretien accordé à El Watan sur la situation dans ce pays meurtri par la guerre dans une indifférence quasi générale. Tout en évoquant le bilan du conflit déclenché par l’alliance menée par l’Arabie Saoudite, le chercheur s’étonne de l’absence de débat dans les pays de la région sur la situation au Yémen.  - La guerre au Yémen, qui a débuté en mars 2015 avec l’intervention de la coalition arabe dirigée par l’Arabie Saoudite, a causé un drame humanitaire. Quel est le bilan de ce conflit ? Même si, en septembre 2017, la guerre est loin d’être terminée au Yémen, on peut d’ores et déjà dresser plusieurs bilans : humain, militaire et politique. Le bilan humain de cette guerre est effrayant : au moins 10 000 morts et des milliers de blessés. Trois millions environ de personnes déplacées. Plus de 15 millions dans une situation d’insécurité alimentaire sévère. Les enfants de moins de cinq ans sont particulièrement touchés. L’épidémie de choléra — la plus grande depuis 1949, année de la mise en place de recueil de données — fait des ravages au sein de la population. Sans une aide internationale rapide, c’est une catastrophe humanitaire qui va se dérouler sous nos yeux. Les infrastructures vitales du pays ont été largement détruites par les bombardements (santé, installations sanitaires, éducation, transports, etc.), effectués souvent de manière délibérée. Le bilan militaire est terrible, car après plus de deux ans et demi de combats, la situation n’a pas vraiment évolué sur le terrain. L’Arabie Saoudite voulait montrer sa force de puissance régionale, elle a plutôt démontré ses faiblesses, car malgré les moyens militaires employés, elle n’est pas parvenue à atteindre ses objectifs politiques. Le bilan politique est catastrophique. D’une part pour l’Arabie Saoudite et son principal allié, les Emirats arabes unis, car leur image internationale est désormais lourdement entachée par leur intervention armée disproportionnée dans un pays tiers ; d’autre part pour les Houthis et l’ancien président Saleh qui refusent une solution politique juste et équitable pour tous les Yéménites. La solution ne peut être que politique, pourtant. - La famine menace des millions de Yéménites. Des épidémies comme le choléra sont réapparues faisant des centaines de morts. Quels sont les facteurs qui ont favorisé cette situation dramatique ? De manière unanime, les organisations humanitaires spécialisées indiquent que la guerre déclenchée par l’Arabie Saoudite est à l’origine de l’actuelle dégradation  de la situation. Il faut le dire, le pays arabe le plus riche du monde fait la guerre au pays arabe le plus pauvre. En détruisant les infrastructures essentielles du Yémen (déjà très peu nombreuses), elle lui fait faire un bond en arrière d’un siècle ! Quelle immense responsabilité devant l’histoire. - Des ONG humanitaires ont demandé aux membres du Conseil des droits de l’homme de l’ONU de créer un organe indépendant qui se pencherait sur les «sérieuses violations» du droit humanitaire international dans ce pays. Cette demande a-t-elle des chances d’aboutir ? Personne ne peut évidemment se prononcer sur cette éventualité d’aboutissement, mais le fait que l’ONU ait également dénoncé, et à plusieurs reprises, de graves violations du droit humanitaire international par la coalition est un signe que cette situation sera un jour examinée. Les droits de l’homme, ce ne sont pas des «valeurs occidentales», ce sont des principes universels. Il faudra évidemment examiner toutes les exactions, celles commises par la coalition, celles commises par les Houthis et les partisans de Saleh et celles commises par différents groupes armés. Quelle crédibilité peut être accordée au discours de l’Arabie Saoudite qui affirme qu’elle lutte contre le terrorisme quand elle contribue largement à transformer le Yémen en «laboratoire» pour des groupes terroristes comme Al Qaîda dans la péninsule Arabique (AQPA) ou Daech ? - Les massacres commis au Yémen par les parties en conflit n’intéressent pas la communauté internationale, particulièrement les Etats-Unis et les Européens. Pourquoi ce black-out ? Toutes les grandes ONG internationales, qui font donc partie de la communauté internationale, se mobilisent depuis de longs mois pour le Yémen et elles font entendre leur voix auprès des responsables de tous les pays concernés. Les organes spécialisés de l’ONU (Unicef, Unesco, PNUD, etc.) alertent aussi les gouvernements et de nombreux rapports sont disponibles sur internet. Des interventions politiques, notamment au Congrès des Etats-Unis, se sont fait entendre pour critiquer des actions comme les récentes ventes astronomiques d’armes à l’Arabie Saoudite, notamment celles de bombes à fragmentations qui touchent les populations civiles innocentes. Le Parlement européen a voté une résolution sur la question du Yémen. Soyons clair, évidemment ce n’est pas assez. Il y a aussi des intérêts importants (stratégiques, financiers, énergétiques, etc.) qui sont en jeu dans cette région. Avant de lancer des accusations, il faut que chacun «balaye devant sa porte». Il existe malheureusement une «diplomatie du carnet de chèques» assez déshonorante pour ceux qui l’emploient et pour ceux qui en tirent bénéfice. Même si elle ne le manifeste pas encore, l’opinion publique internationale ne s’y trompe pas. Le moment venu, son verdict sera difficile à inverser. On pourrait également s’étonner de l’absence de débat sérieux dans l’ensemble des pays arabes et/ou musulmans dans le monde car, au Yémen — ce que je vais dire est brutal — ce sont quand même des Arabes qui tuent d’autres Arabes et des musulmans qui tuent d’autres musulmans. - L’ONU, malgré ses médiations, n’a pas réussi à rétablir la paix dans ce pays. Pourquoi ? L’ONU est une organisation internationale qui ne peut pas tout. Elle ne dispose pas de «baguette magique» pour décider la paix. Elle n’est pas non plus sur place pour prendre parti pour les uns ou pour les autres, mais pour essayer de trouver entre les belligérants une solution politique négociée. C’est très difficile. La responsabilité de l’échec, depuis plus de deux ans maintenant, incombe aux acteurs directs, l’Arabie Saoudite et ses alliés, d’une part, et les Houthis et l’ancien président Saleh, d’autre part. - Des affrontements ont été signalés entre les Houthis et des partisans de l’ancien président Saleh. La capitale Sanaa pourrait-elle devenir un terrain de bataille entre des fractions jusqu’alors alliées ? Même si les relations sont actuellement très tendues entre les Houthis et les partisans de l’ancien président Saleh, on ne dispose pas d’information indiquant que les deux factions seraient sur le point de rompre leur alliance tactique. Si cela devait se produire, ce serait fatal aux deux groupes et ils le savent très bien. Tout le monde sait que leur alliance est opportuniste avant tout. Il est certain qu’il y a des «arrières-pensées» des deux côtés, mais les règlements de comptes seront pour plus tard. On ne peut donc qu’être pessimiste pour «l’après». - Les forces progouvernementales peuvent-elles profiter de ces combats pour progresser vers la capitale ? On imagine difficilement que ce que vous appelez les «forces gouvernementales» (qui représentent assez peu de chose sans l’aide de l’encadrement étranger, principalement émirati au Sud) aient la capacité de faire mouvement vers Sanaa et d’en reprendre le contrôle. Le nord du Yémen est montagneux (Sanaa est située à 2300 m d’altitude) et il serait très difficile de tenir longtemps un terrain qui resterait globalement hostile. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Arabie Saoudite n’a pas voulu envoyer de troupes au sol.  

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