Le problème de la viande putréfiée a refait surface cette année encore. Les thèses avancées restent «peu convaincantes». Le ministère de l’Agriculteur avait incriminé, en 2016, l’aliment de bétail. La gendarmerie, elle, qui dispose de laboratoires spécialisés, avait déclaré qu’elle allait enquêter, mais sans suite. El Watan Week-end tente d’apporter plus d’éclaircissements sur ce phénomène inquiétant. - Quel est, selon vous, l’origine du phénomène de la viande putréfiée ? L’aliment de bétail est une hypothèse qu’il faut prendre très au sérieux. Mais avant de l’aborder, il faudrait remonter toute la chaîne d’abattage, car aucun vétérinaire ne peut s’avancer sur un tel sujet sans les résultats du laboratoire qui sont les seuls à pouvoir nous éclairer sur ce problème. La putréfaction est, en gros, le résultat de la dégradation progressive du muscle par des bactéries, mais aussi par certaines levures qui s’attaquent aux protéines musculaires. Les composés issus de cette dégradation modifient l’aspect de la viande (qui devient poisseuse) et sa couleur (elle vire au bleu-verdâtre) et donnent une odeur de viande altérée, dite odeur de relent. En cas de pullulation microbienne, la putréfaction s’intensifie, l’odeur devient putride et la couleur de la viande vire carrément au noir, dernier stade de putréfaction. Pour produire une viande de qualité que l’on pourra consommer en toute sécurité vu que les conditions sanitaires et d’hygiène auront été respectées, la microflore de surface des carcasses doit être soumise aux bonnes pratiques. Grâce à la vigilance des vétérinaires, ces différentes phases sont généralement respectées dans les abattoirs, bien que la plupart de ces derniers ne répondent plus aux normes internationales. Par contre, elles sont plus ou moins respectées lors de l’abattage rituel. Et là, une question se pose d’elle-même : pourquoi ce phénomène de putréfaction n’apparaît que durant la période de l’Aïd El Adha ? Par conséquent, cela suppose l’intervention d’autres facteurs. Il est anormal que la viande atteigne un tel degré de putréfaction quand on pense avoir respecté toutes les règles d’hygiène et de conservation. Le ministère a tout à fait raison d’imputer cela à l’aliment de bétail, comme il aurait pu incriminer d’autres intrants comme les médicaments. C’est un phénomène nouveau qui risque de prendre de l’ampleur les années prochaines. Il faut le prendre très au sérieux car il s’agit là de la biosécurité. - Qui doit endosser la responsabilité puisque le même problème n’a pas pu être évité cette année aussi ? Le ministère de l’Agriculture n’a parlé, l’année dernière, que de putréfaction due aux mauvaises conditions de conservation. Cette année, il évoque le surdosage de compléments alimentaires qui auraient été donnés aux animaux dans le but de les engraisser, ce qui n’est pas concordant d’un point de vue scientifique. Les additifs alimentaires ont plusieurs intérêts fonctionnels qui sont d’ordre sanitaire, organoleptique voire même technologique, notamment avec le développement de l’élevage intensif. Toutefois, un surdosage d’additifs alimentaires peut avoir des conséquences néfastes. Certains auteurs ont même évoqué des risques de cancers à moyen et long termes. Par ailleurs, bien que ce sont les analyses de laboratoires qui peuvent déterminer l’origine de cette putréfaction «anormale», d’autres facteurs devraient être pris en compte. Je m’explique : a-t-on parlé jusqu’à présent du matériel utilisé pour la saignée (couteaux, crochets, haches…) ? Car il a été prouvé scientifiquement que lors des opérations d’abattage, tout matériel mal conçu est une source de contamination. Sur ce plan, même s’il s’agit d’une hypothèse, aucune enquête n’a été diligentée sachant que tout ce matériel est importé de pays asiatiques. Aussi, je citerai le cas des rémouleurs : personne ne s’inquiète sur la nature de la pierre que ces artisans utilisent pour la circonstance de l’Aïd El Adha. On se concentre uniquement sur la viande ; or, une véritable enquête doit concerner non seulement la chaîne d’élevage, mais aussi tous les aspects et les domaines annexes relatifs à l’abattage. En conclusion, en attendant les résultats du laboratoire, aucune piste ne peut être exclue. Hormones, antibiotiques, matériels de saignée, tous ces agents peuvent être responsables de ce désastre. - Une viande putréfiée est-elle cancérigène ? Oui. Ceux qui s’obstinent à vouloir consommer une telle viande ou une partie de la carcasse qui reste temporairement indemne (histoire de gagner en économie quelques morceaux vu le prix du mouton) encourent un danger réel. En effet, le groupe de travail du CIRC qui s’est basé sur plus de 1000 études menées dans 15 pays sur le cancer a conclu que la consommation de viande putréfiée provoque le cancer colorectal. L’étude a conclu que les aliments avec lesquels sont nourris les animaux sont responsables des propriétés cancérogènes de la viande. Le citoyen doit impérativement consulter un vétérinaire dès constatation du phénomène. - Est-ce que cela concerne seulement les ovins ? Toute viande, qu’elle soit rouge ou blanche, constitue un excellent milieu de croissance pour un grand nombre d’espèces bactériennes. Par conséquent, les viandes provenant de toutes les espèces conventionnelles sont sujettes aux phénomènes de putréfaction. Cependant, nous avons constaté que les carcasses ovines qui présentent un meilleur embonpoint par rapport à d’autres sont celles qui sont les plus touchées par le phénomène de putréfaction. De même que cette année nous avons enregistré des cas de putréfaction de la viande bovine. - Comment peut-on s’en prémunir et éviter la répétition d’un tel phénomène ? Un grand travail doit être entrepris par les pouvoirs publics afin d’organiser non seulement la filière viande, mais de revoir tout le système d’élevage du pays qui est le pourvoyeur des protéines animales (viandes rouges et blanches, poisson, œufs, lait…). Afin d’accompagner les services vétérinaires du ministère de l’agriculture, plusieurs départements (santé, commerce, Affaires religieuses, Intérieur, défense nationale…), doivent être impliqués. Il est temps d’anticiper l’organisation de la grande fête de l’Aïd El Adha. A mon avis, il faut commencer par l’instauration d’un Conseil de l’ordre des vétérinaires pour organiser la profession et surtout le marché du médicament qui est anarchique dans notre pays. Il est aussi impératif d’engager une communication efficace, avant, pendant et après la fête. Nous assistons, malheureusement depuis plus de 30 ans, aux seules campagnes de sensibilisation contre le kyste hydatique alors que d’autres épizooties ne cessent de décimer le cheptel national et que des zoonoses menacent la santé publique. La vente occasionnelle de moutons doit faire l’objet d’une demande préalable au niveau des APC, le cheptel sera dans ce cas identifié (origine, race, âge…) et contrôlé par les vétérinaires du Bureau communal d’hygiène (BCH). Aucune vente ne pourra se faire dans un garage sous peine de saisie de tous les animaux. Nous avons privilégié, jusqu’ici, la paix sociale au détriment de la santé du citoyen. Les pouvoirs publics ont toujours fermé les yeux concernant la vente informelle du mouton de l’Aïd. L’aspect religieux les dissuade, parfois, à prendre les mesures radicales, mais aujourd’hui le citoyen est touché dans sa santé et sa poche et je pense qu’il va adhérer à cette politique. D’autre part, il est temps d’opter pour l’identification électronique des différents types de cheptels (bovin, ovin, caprin, camelin) aux moyens de puces, comme c’est le cas en France et au Maroc, où cette pratique tend à se généraliser. Enfin, il est temps de revoir la législation de la santé animale et de l’exercice de la médecine vétérinaire qui repose sur une loi obsolète datant de près de 30 ans (loi 88-08).
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