jeudi 18 juin 2015

Il y a 50 ans, Houari Boumediène instaurait l’autorité de l’état

Cela fait aujourd’hui 50 ans que Houari Boumediène , alors premier Vice-président de la République et ministre de la Défense nationale, prenait le pouvoir en écartant Ahmed Ben Bella, élu au suffrage universel le 15 septembre 1963. L’historiographie universitaire et journalistique considère dans son écrasante majorité que cette prise du pouvoir constituait un coup d’Etat en ce sens que Ben Bella est destitué le 19 juin 1965 par la force, tandis qu’est dissoute l’Assemblée nationale constituante élue le 20 septembre 1962.
Il n’entre pas dans notre propos de revisiter le concept de coup d’Etat. La seule chose qui compte, au regard de l’histoire du pays, est que le colonel Boumediène n’avait d’autre viatique que de mettre un terme à l’aventurisme de Ben Bella qui, en multipliant oukases, mesures démagogiques et outrageusement populistes, improvisations et surtout graves atteintes aux droits de l’homme, menaçait de conduire l’Algérie dans une impasse.

De ce point de vue, non seulement la destitution de Ben Bella par Boumediène ne constitue pas un coup d’Etat, mais doit être regardée comme un acte majeur de rétablissement de l’autorité de l’Etat, bafouée sans vergogne par Ben Bella durant les trois années où il présida aux destinées du pays. Il est pour le moins paradoxal de relever chez certaines personnalités politiques la tentation d’instruire le procès en trahison de Ben Bella pour cause de connivence avec les services secrets égyptiens qui auraient œuvré à sa cooptation à la tête de l’Etat en 1962, et d’assimiler le sursaut historique du 19 juin 1965 à un coup de force contre la légalité républicaine.

De la même manière qu’il est affligeant de dénoncer un prétendu coup d’Etat de l’état-major général (EMG) contre le GPRA en juillet 1962, lorsque dans le même mouvement, on considère que la fronde des colonels des Wilayas 1, 3 , 4 et 6 contre ce même GPRA, en décembre 1958, était légitime, au regard de l’abandon par l’extérieur des combattants de l’intérieur.

Sur la légitimité historique de Houari Boumediène

C’est devenu un lieu commun de contester au colonel Boumediène toute légitimité historique et, par voie de conséquence, toute vocation à s’emparer du pouvoir, d’abord en 1962 en aidant Ben Bella à devenir chef de l’Etat, ensuite en 1965, en prenant directement les rênes du pays. Il est exact que Boumediène ne fut pas un militant du PPA/MTLD ni membre des deux organisations activistes qui se succéderont (OS puis CRUA) pour déclencher l’insurrection du 1er Novembre 1954. Pour autant, son itinéraire pendant la guerre de libération nationale ne fut pas celui d’un opportuniste, encore moins d’un «planqué», quêtant à l’ombre d’un bosquet, l’imminence de l’indépendance pour entrer à Alger et prendre le pouvoir par la force.

Boumediène fut l’adjoint de Boussouf à partir de 1957, lorsque Larbi Ben M’hidi dut quitter le commandement de la Wilaya 5 pour devenir membre du Comité de coordination et d’exécution (CCE). Boussouf avait été membre des 22, ancien militant du PPA/ MTLD et avait pris soin de faire adouber la candidature de Boumediène comme n°2 de la Wilaya V par Ben M'hidi. Au cours de la deuxième session du CNRA à Tripoli (16 décembre 1959- 18 janvier 1960) fut créé en parfaite conformité avec la légalité du FLN/ALN, l’EMG, qui fut confié à Boumediène, alors patron du commandement Ouest installé à Oujda, avec le soutien inconditionnel de l’écrasante majorité des membres du Parlement algérien, dont des «ramdaniens» de stricte obédience, tel Saâd Dahlab.

Boumediène était considéré unanimement comme le seul chef politico-militaire capable d’unifier les rangs de l’ALN, suite notamment aux impérities commises par le patron du commandement Est, le fantasque colonel Mohamedi Saïd dit Si Nacer. Le CNRA, dominé ou non par les militaires (ceci importe d’autant moins que les principaux «historiques» avaient rang de colonel) était la seule instance habilitée à labelliser l’EMG pour lui permettre de restructurer l’ALN, menacée d’implosion parce que tirée à hue et à dia par des responsables uniquement soucieux de leur carrière personnelle au sein du FLN/ALN.

A rebours d’une thèse que l’auteur de ces lignes entend dénoncer avec la plus extrême vigueur, l’armée dirigée par Boumediène, depuis Ghardimaou, était le contraire d’une armée prétorienne ; elle constituait le rassemblement le plus cohérent et le plus homogène des djounoud issus de l’Algérie profonde ; ce rassemblement se voulait au-dessus des clans, des factions, des allégeances personnelles, tribales ou régionales qui n’avaient fait que miner les rangs de l’ALN.

L’unification des forces armées algériennes, grâce au génie stratégique de Boumediène, tranchait avec le clientélisme pratiqué, par exemple, par les membres du Comité interministériel de la guerre (CIG) et le localisme sectaire et intransigeant qui était la marque de fabrique des commandants des Wilayas. Ne restait que l’EMG pour rassembler les forces de la Révolution et hisser leur moral, mis à rude épreuve par la vigueur des luttes intestines auxquels se livraient des prétoriens dont HB constituait le premier adversaire.

Pour autant, le colonel Boumediène, en faisant appel, sans bénéfice d’inventaire, aux déserteurs de l’armée française (les DAF) pour encadrer les troupes de l’ALN, ne fit pas preuve, rétrospectivement, d’une grande perspicacité, en ce sens que ces transfuges des Services secrets français qu’il traitait avec condescendance, considérant qu’ils étaient de simples mercenaires (qui donc le serviraient aveuglément comme ils avaient servi la France coloniale) prendront leur revanche en 1979. Ce n’est qu’au milieu de l’année 1977 que Boumediène s’en repentira. Mais le ver était déjà dans le fruit.

Avoir rejoint les rangs de l’ALN au lendemain du déclenchement de la guerre de Libération nationale, avoir défié l’armée française dans les maquis kabyles dès 1947, avoir été membre de l’OS et/ou du CRUA ne confère pas ab initio et ipso facto aux différents impétrants un brevet de compétence pour diriger l’Algérie post-coloniale. Il  faut des aptitudes, des compétences, une vision de l’Etat dont étaient dépourvus tous ceux qui eurent le front de mettre au débit de Boumediène son déficit de légitimité.

Ce dont le peuple algérien avait besoin de façon urgente, à partir de 1962, c’était d’une personnalité capable de construire un Etat pérenne, doté d’institutions stables, garant d’un ordre qui ne pouvait pas être l’ordre démocratique au sens que donne à ce concept le régime parlementaire occidental. Quelque peine que beaucoup en éprouvent, il va leur falloir se résigner à admettre que le seul chef politique en mesure de concrétiser un projet de transformation graduelle de l’Algérie (car aucune société n’est manipulable à discrétion), de rétablir la sécurité dans le contexte troublé de l’été 1962 ne pouvait être que le patron de l’EMG.

Si problème de légitimité historique il y a, en quoi le respectable premier président du GPRA, Ferhat Abbas, qui rejoignit sur le tard le mouvement indépendantiste, était-il plus légitime que Boumediène ? Pour quelles raisons les contempteurs de Boumediène ne se sont-ils jamais émus de ce que les DAF firent main basse sur l’appareil de l’Etat en 1979 en portant à la magistrature suprême un chef militaire dont la légitimité historique était particulièrement labile, puisqu’aussi bien il avait combattu dans la base de l’Est — laquelle n’avait jamais intéressé ni inquiété l’armée française et pour cause, son chef le Colonel Amara Laskri, dit Bouglez, avait largement contribué, par son inertie, à l’édification de la ligne Morice.

La consolidation d’un état pérenne au seul service des populations algériennes

Ce n’est pas en 13 années que l’on construit un Etat, qui plus est sur les décombres d’un ordre colonial qui était parvenu à déstructurer complètement la société algérienne et faire voler en éclats ses cadres traditionnels. Cet Etat avait vocation, à son tour, à faire éclore une nation algérienne unie dans laquelle les liens et les groupes primordiaux ne surdétermineraient pas les autres représentations symboliques. Telle était l’ambition de Boumediène.

Dans l’histoire de l’Algérie, la construction de l’Etat précède celle qui reste encore à accomplir de la nation. A cet égard, il est pathétique de relever que rares sont les historiens qui créditent le président défunt de cette volonté inextinguible de promouvoir un Etat central, fort, de type jacobin, sur le même modèle que celui conçu par l’âme de la Révolution algérienne, Abane Ramdane. Il existe pourtant une parenté étroite entre le projet de Abane et celui de Boumediène. Alors que le premier avait imaginé l’architecture de l’Etat algérien protonational, le second a cherché, à partir de 1965, à poser les jalons d’un Etat moderne.

La question de savoir s’il y est parvenu est du même type que celle de savoir pour quelles raisons Abane a été impuissant à prévenir la dérive prétorienne du mouvement national, préparé, en réalité, depuis le 1er novembre 1954, par certains des fondateurs du CRUA dont la figure emblématique reste le sinistre Boussouf qui fit assassiner Abane pas ses sbires en décembre 1957. Quant à Boumediène, il est certainement mort d’avoir voulu couper les amarres avec les clans et les factions hostiles à la construction d’un Etat social et opposés au rôle qu’il entendait faire jouer à l’Algérie sur la scène internationale.
Sortir l’Algérie du sous-développement

Une fois l’Algérie libérée, il fallait la sortir de l’état de sous-développement dans laquelle une colonisation particulièrement violente et régressive l’avait encalaminée. Pour ce faire, le président Boumediène ne disposait d’autre solution que d’augmenter les ressources du pays et de promouvoir l’industrialisation, laquelle devait concourir à la transformation de l’agriculture, la création d’emplois (dans un pays où le chômage est d’ordre structurel) et la satisfaction des besoins d’une population recrue de frustrations et de privations 130 ans durant. Grâce à la nationalisation des hydrocarbures, Boumediène parvient à élargir les ressources de l’Etat. Il s’agit de construire une économie à la fois indépendante et intégrée.

Dans cette perspective, la priorité est accordée aux industries de base (sidérurgie, chimie) et à l’incorporation de technologies modernes capables de faire fonctionner, de façon optimale, les nombreuses et gigantesques unités industrielles qui seront implantées sur toute l’étendue du territoire national. La mise en place de filières industrielles doit donner à l’agriculture les moyens de se développer rapidement, en ce sens qu’elles vont fournir aux fellahs des moyens de production, des consommations intermédiaires (transformation des biens importés dans la production locale) et ce, pour dynamiser une agriculture en totale déshérence.

Dans une deuxième étape, il conviendra de développer les industries de transformation pour satisfaire la demande portée par un pouvoir d’achat en progression régulière et une productivité agricole dont on escompte qu’elle sera également en croissance rapide. Tout a été dit sur les effets pervers produits par cette stratégie industrielle dont la part de volontarisme était sans doute excessive, surtout lorsqu’on compare le taux d’investissement qui était un des plus élevé au monde (50%) au taux de croissance du PIB qui n’a jamais pu franchir la barre des 6% tout au long de la période 1970-1979. Ce n’est pas le lieu de revenir sur les déséquilibres sectoriels et spatiaux provoqués par la structure des investissements.

Tout ce que l’on peut dire, à ce stade, est que le président Boumediène a instruit, fin 1975, le puissant ministre de l’Industrie et de l’Energie de l’époque, B. Abdesselam, d’évaluer rigoureusement une politique d’industrialisation dans laquelle le coefficient du captal est trop élevé au regard des réalisations concrètes et l’endettement extérieur qui y est subséquent de nature à remettre en cause la souveraineté du pays à laquelle Boumediène est viscéralement attaché. Alors qu’il aurait pu se séparer de lui, le président condescend à le rétrograder au poste de ministre des Industries légères. Ceci posé, il s’en faut qu’il ait fallu jeter le bébé avec l’eau du bain.

La réévaluation de la stratégie de développement s’imposait, son redimensionnement de sorte qu’elle soit moins coûteuse en capital nécessaire, le lancement de la R/D dans les entreprises opportun. En ce sens, celui qui a contribué à détruire l’économie algérienne a été certainement l’inepte ministre de la planification de Chadli qui sera aussi son premier ministre, à savoir A. Brahimi, lequel enterra, avec la restructuration organique des entreprises publiques, tout espoir de voir ranimer un jour l’industrie algérienne.

Le tournant d’avril 1977

Dix années après avoir lancé l’industrie lourde, réhabilité la langue arabe, démocratisé l’accès à l’enseignement, renforcé la protection sociale grâce à la médecine gratuite, le président Boumediène procède à l’inventaire de la décennie 1967- 1976. Il entend tirer les enseignements de la stratégie volontariste de développement qui n’a pas su créer les synergies positives escomptées et aussi le faible degré d’adhésion des fellahs à la révolution agraire, pourtant conçue à leur seul profit.

Il est contraint de reconnaître que la généralisation de l’utilisation de la langue arabe risque de provoquer une sorte de clochardisation culturelle nationale si son élan n’est pas brisé immédiatement ; il confie le soin à Mostefa Lacheraf d’instaurer un authentique bilinguisme et recommande au sage A. Rahal de mettre en place un numerus clausus minimal à l’université, dès lors que l’enseignement supérieur est gratuit et la plupart des étudiants boursiers de l’Etat.

Dans le domaine international, Boumediène marque sa volonté de renouer les liens avec le Maroc frère et vider l’abcès de fixation que constitue le problème de l’autodétermination du peuple sahraoui. S’agissant du conflit israélo-arabe, certes le président Boumediène avait créé avec la Syrie, entre autres, le front du refus pour contrer l’Egypte qui allait conclure une paix séparée avec Israël.

Mais il ne peut plus se cacher que la diplomatie algérienne, qui s’est toujours voulue avant-gardiste dans la défense de toutes les causes justes dans le monde, se trouve isolée dès lors que les pays arabes de la région refusent de sacrifier leurs intérêts propres sur l’autel d’une libération de la Palestine, perçue comme de plus en plus aléatoire et incertaine.

Parce qu’il prend la décision de convoquer pour le dernier trimestre 1978, le IVe congrès du FLN à la fois pour présenter sa nouvelle doctrine politique et économique mais aussi pour mettre nombre de hiérarques du parti et de l’Etat devant leurs responsabilités et les sommer de choisir entre la politique et les affaires, Boumediène va être victime d’une campagne de déstabilisation ourdie par ses propres compagnons de route. Il ne peut même pas s’appuyer sur l’appareil sécuritaire, dirigé alors par le colonel Kasdi Merbah qui ne l’informe pas des tenants et des aboutissants du complot tramé contre lui. Des officines étrangères dûment missionnées se mettent en branle, accréditant la thèse selon laquelle Boumediène est l’objet d’une désaffection totale de la part du peuple algérien, nonobstant les innombrables acquis sociaux dont il a fait bénéficier l’ensemble des catégories sociales.

Tous les éléments aujourd’hui disponibles autorisent à affirmer que le président Boumediène n’est pas décédé des suites d’une leucémie lymphoïde chronique provoquée par une mutation cellulaire maligne endogène, mais bien d’un cancer du sang dû à un agent exogène de type Polonium 210. L’évolution de sa maladie était totalement atypique au regard de celle des leucémies classiques qui laissent toujours au patient des périodes de rémission plus ou moins longues et dont le pronostic n’est jamais désespéré à court terme.

En revanche, les cancers du sang générés par l’absorption de substances dérivées de l’uranium 238 sont foudroyants. C’était le cas pour Boumediène. C’est en martyr de la cause algérienne la plus sacrée qu'il est décédé. Il a laissé une Algérie orpheline encore à ce jour, plus de 36 ans après sa disparation. Il a été à l’Algérie ce que fut le général de Gaulle à la France délestée de son fardeau colonial.

Si Boumediène avait pu vivre dix ans de plus, l’Algérie serait aujourd’hui un pays émergent, rayonnant sur l’espace euroméditerranéen et sur l’Afrique sahélo-saharienne. Elle serait une puissance régionale dont l’avis serait systématiquement sollicité. Jamais l’Algérie n’aurait connu la tragédie nationale des années 1990 que d’aucuns sont allés jusqu’à qualifier de deuxième guerre d’Algérie. Jamais une oligarchie compradore ne se serait accaparé des leviers de l’Etat pour servir de relais à un nouveau type de domination étrangère qui va encore violenter la société algérienne. Paix soit sur l’âme de Houari Boumediène, cet homme d’Etat d’exception qui manque cruellement à l’Algérie de 2015.

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