mardi 16 juin 2015

La chronique de Maurice Tarik Maschino : Le courage d’Emmanuel Todd

Que le sens objectif d’un événement historique échappe à ceux qui le vivent, que, s’imaginant défendre la liberté d’expression, par exemple, ils satisfont en réalité leur besoin d’affirmer leur domination et leur haine d’un groupe social différent, c’est ce qu’illustre, une fois de plus, la logorrhée idéologique qui accompagna, en France, les manifestations du 11 janvier dernier.
Une logorrhée que décrypte, dans un ouvrage lucide et remarquable de rigueur, l’historien et anthropologue Emmanuel Todd(1). «Qui est Charlie ? demande-t-il. Ce ne sont pas les jeunes des banlieues, musulmans ou pas, répondent les enquêtes, ni les milieux populaires, ni les ouvriers des villes de province, tandis que «les citadelles des cadres, Paris en tête (…) font apparaître une intensité élevée de participation». «La France des classes moyennes supérieures fut surmobilisée» et, par la force des émotions exprimées, elle entraîna «les couches intermédiaires de la société française».

Des gens qui ont du bien craignent pour leur sécurité, se méfient des étrangers, ne sont plus très jeunes ou même sont à la retraite et, désemparés parce que sans idéal politique comme sans foi religieuse, sont à la recherche d’un adversaire structurant : «L’islam est disponible. La France incroyante a besoin, pour trouver son équilibre, d’un bouc émissaire (…). La diabolisation de l’islam répond au besoin intrinsèque d’une société totalement déchristianisée.»

Persuadés de défendre l’un des acquis fondamentaux de la démocratie – la liberté d’expression – «des millions de Français se sont précipités dans les rues pour définir comme besoin prioritaire de leur société le droit de cracher sur la religion des faibles». Ils ont souvent invoqué Voltaire mais, comme le souligne avec force Emmanuel Todd, «Voltaire, au contraire de Charlie, ne dénonçait pas la religion des autres, il blasphémait sur la sienne».

Non pas défense de la République, mais de la domination économique et politique des classes moyennes et supérieures, les manifestations du 11 janvier ont eu pour résultat immédiat d’intensifier l’islamophobie et, par là même, l’antisémitisme. Le racisme, dans une société, n’a pas de frontières et touche tous les groupes qui cultivent leur différence : «Charlie a réussi (…) à mettre en danger les Français juifs en maltraitant les Français musulmans.»

Le rejet de l’autre – et des musulmans en particulier – est l’une des caractéristiques de la mentalité européenne actuelle. L’intolérance est générale. «L’islamophobie, de plus en plus, semble l’horizon de l’Europe», estime l’anthropologue. Et c’est pour elle catastrophique.
E. Todd rappelle que «l’islam est fondamentalement égalitaire», comme le montre la structure de la famille arabe classique et cet égalitarisme, dit-il, pourrait devenir «une véritable chance pour la France». «Le discours laïciste est ignare ou de mauvaise foi lorsqu’il associe bas statut des femmes et théologie musulmane (…).

L’islam admet toujours la priorité de l’usage local sur le texte sacré». C’est ainsi que l’Indonésie est «à prédominance matrilocale. L’islam place les femmes au cœur du dispositif familial. Un islam égalitaire, du point de vue des rapports entre les sexes, existe déjà, vécu par 250 millions d’Indonésiens». La France n’est pas l’Indonésie, certes, «mais nous devons accepter la construction libre de mosquées (et) accorder à l’islam ce qui a été accordé au catholicisme. Il s’agit finalement (…) d’admettre pleinement, joyeusement, qu’il existe désormais, dans la culture française, dans notre être national, une province musulmane».

On comprend que pareil discours – progressiste, ouvert, respectueux de l’islam, riche de connaissances – ait provoqué tant de fureur, tant de haine chez les Zemmour et autres Finkielkraut de l’Hexagone. On ne peut que féliciter Emmanuel Todd pour son courage et souhaiter à son livre le plus grand nombre de lecteurs.
 

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