jeudi 18 juin 2015

«Les raisons du 19 juin sont encore à méditer»

Il y a dix ans, le 19 juin a disparu de la liste des fêtes nationales chômées et payées. Le président Bouteflika, dans une conjoncture, il est vrai, marquée par la réconciliation nationale, a décidé d’un trait de plume, devant des millions de téléspectateurs, d’effacer cet évènement historique dont il fut pourtant l’un des artisans principaux.
Rappel. Le 19 juin 1965, le colonel Houari Boumediène, alors vice-Président et ministre de la Défense nationale, renverse le président de la République, Ahmed ben Bella, par une action militaire qualifiée de «redressement, de sursaut ou de réajustement révolutionnaire», mais jamais de coup d’Etat anticonstitutionnel.

Entre le fond et la forme, les juristes sont partagés sur la nature de cet acte politique, certains soucieux de l’avenir de la Constitution de 1963 qui n’a pas été abolie expressément ; d’autres, plus réalistes, cherchent à démontrer que la légitimité constitutionnelle serait le produit historique de la pratique des gouvernants en place.

Dans la proclamation radiotélévisée, Boumediène annonce la mise en place de la nouvelle autorité politique à travers l’institution du Conseil de la Révolution qui «s’attachera à la remise en ordre et au redressement de notre économie» dans le cadre des «options fondamentales irréversibles et des acquis inaliénables de la Révolution». J’ai relu cette Proclamation.

J’ai médité les raisons invoquées pour destituer le président Ben Bella : «L’amour morbide du pouvoir, des intrigues tramées dans l’ombre, une vieille astuce pour gouverner : diviser pour régner, dilapidation des deniers publics, mauvaise gestion du patrimoine national, pouvoir personnel consacré, règne du laisser-aller, déliquescence de l’Etat, optimisme béat, faire et défaire selon une tactique malsaine et improvisée les organismes dirigeants….»

J’ai relevé ce constat : «Par la menace, le chantage, le viol des libertés individuelles et l’incertitude du lendemain, on s’est proposé de réduire les uns à la docilité, les autres à la peur, au silence et à la résignation», puis ce rappel : «Peuple algérien, ton silence n’est pas lâcheté» et enfin cette mise en garde : «Nul n’a le droit d’humilier la nation.» Dans le Journal officiel n°56 du 6 juillet 1965, des membres du bureau politique du FLN, qui ne sont plus de ce monde, justifient leur silence observé jusque-là par «la discipline militante et uniquement pour préserver les apparences d’une unité au sommet et sauver par là même l’unité de la nation».

L’actualité nationale présente, préoccupante à plus d’un titre, n’incite guère à revenir sur les circonstances de l’avènement du 19 juin. Rien ne sert de maintenir l’avenir dans le passé, sauf si celui-ci nous aide à mieux aller de l’avant et à renforcer notre confiance dans notre capacité d’adaptation réfléchie aux impératifs de la modernité.

Aussi, sans trop chercher à comprendre, je me suis trouvé en train de faire la comparaison avec notre Etat actuel. Je me suis demandé alors ce qui reste de la proclamation du 19 juin, deux générations plus tard. Certes, l’option socialiste a disparu, emportant avec elle le monopole du parti unique ; la physionomie de la société a entièrement changé au point où 7% seulement des citoyens ont plus de 60 ans, mais cette société demeure dirigée par ceux-là mêmes qui ont participé à l’action du 19 juin ou vécu ses péripéties.

Et c’est là que le bât blesse car aucun enseignement ne semble tiré alors que souvent, l’expérience a démontré que les mêmes causes provoquent les mêmes effets : les intérêts privés colonisent le monde politique et mettent en place une nouvelle échelle de valeurs basée sur l’argent au lieu du mérite ; la mentalité de rentier et de gain facile soumet la société à la pression des écumeurs de subventions, des pique-assiettes et des renifleurs de marchés publics qui, érigés en nouveaux notables, ne craignent plus même le pire ; la jeunesse désœuvrée et désorientée n’a plus de repères ; l’Etat semble dépassé par une contestation populaire quotidienne qui secrète une culture de violence prête à tout ; les institutions nationales mises sous perfusion budgétivore  ; un malaise diffus qui n’épargne aucune couche sociale malgré une aisance financière sans précédent et une amélioration incontestable du pouvoir d’achat du citoyen ; la cohésion et la stabilité nationales sont menacées à la fois par des menées régionalistes et par des tentatives d’implication des institutions nationales vitales dans une vie politique tendue…. Deux donnes ont particulièrement changé : il y a 50 ans, nous étions 10 millions d’Algériens disciplinés, peu exigeants et pleins d’espoir. Aujourd’hui, nous sommes 40 millions, devenus plus exigeants, moins disciplinés et peu rassurés.

Dans ce monde perplexe, la convocation de la mémoire d’un homme fait encore vibrer les foules chaque fois que son nom est prononcé : Boumediène, qui ne s’attendait pas à mourir si jeune. Quels que soient nos avis sur l’homme et son œuvre, le 19 juin, sous sa direction, aura permis à l’Algérie de vivre son âge d’or post-indépendance. Et personne ne peut contester sa vision et son sens de l’Etat, son attachement maladif à la justice sociale et sa répulsion pour la confusion argent-pouvoir, allant jusqu’à interdire tout cumul direct ou indirect entre les affaires et les responsabilités au sein de l’Etat…

Ce sont ces actes qui restent et permettent à leur auteur de résister aux manœuvres de mise aux oubliettes. C’est aussi l’oreille attentive aux attentes de la société qui permet d’éviter toute aventure dans l’inconnu. C’est enfin une nouvelle lecture urgente qui s’impose des raisons à l’origine du mouvement du 19 juin 1965.

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