- Il y a quelques année, les étudiants algériens avaient un poids sur la scène politique et sociale. Ce qu’on ne retrouve plus chez nos étudiants d’aujourd’hui. Quel est votre avis ? Le constat est là mais les raisons sont profondes. Effectivement les formes d’engagement, si on prend en considération les générations post-indépendance, sont différentes et différenciées pour de multiples raisons. Elles sont en premier lieu dès l’indépendance liées à des moments fondateurs autours de la doctrine developpementiste lancée en 1967 et qui a entraîné, entre autres, l’université et ses organisations estudiantines satellitaires créées et encouragées par le pouvoir politique dominant. Il s’agit d’un moment générationnel caractérisé par ce que je j’appelle «l’âge des espérances», où la quasi majorité des étudiants a été embarquée dans une ambiance idéologique de volontariat, où le discours triomphaliste a pu mobiliser, à un certain moment, les masses et les universitaires. La «croyance» en une Algérie meilleure après avoir vécu toutes les atrocités coloniales était très forte. C’est à ce moment-là que l’Algérie a raté cette opportunité historique pour investir ce capital patriotique des Algériens et des étudiants pour en faire un projet de société pluraliste. Or, l’idéologie unanimiste a porté les germes de sa propre destruction, puisqu’elle ne va pas tarder à pervertir l’université de ses fonctions réelle, notamment son autonomie, sa vocation critique et la production-accumulation des connaissances. En effet, dès les années 1980, on assiste à une génération d’étudiants porteuse de revendications de pluralité culturelle et politique au système politique hégémonique. Les soubassements de ces luttes vont s’accélérer et se manifester violemment dès les années 90’ pour donner naissance à un engagement politique marqué par des fissures idéologiques aiguës au sein de l’espace universitaire algérien et qui a mis l’université, paradoxalement, dans une ambiance d’engagements politiques et idéologiques antagonistes, représentée généralement par trois tendances lourdes : les islamistes, les associations satellitaires du pouvoir politique dominant et les associations des partis politiques d’opposition. Depuis les années 2000 à nos jours, les formes d’engagement vont bifurquer pour donner naissance à un nouvel âge, que je nomme «âge de confusion». Il est caractérisé par la pénalisation de la pensée critique, la marginalisation systématique des plumes libres au sein de l’université et le clonage de cette dernière par des organisations estudiantines et par des syndicats d’enseignants-chercheurs qui ont pour mission de créer le doute et de la diversion contre toute tentative citoyenne et de mise en cause de l’ordre établi. Une inertie mortifère s’installe, mettant en péril le sens de l’engagement civique et du patriotisme réflexif au sein de l’université algérienne. Du coup, des réseaux clientélistes et d’intérêts se renforcent pour que la mauvaise monnaie chasse la bonne. - Qu’est-ce qui différencie les anciens étudiants de ceux de la nouvelle génération ? Depuis la domestication de l’Ugéma — une association savante algérienne née dans la douleur du colonialisme — par le parti-Etat en 1963, l’engagement des étudiants pose un problème d’ordre générationnel. Il s’agit notamment de la prise de conscience du sens de l’histoire et de ses enjeux sociétaux. De ce point de vue, chaque génération est porteuse de ses propres aspirations et contradictions. Le point commun entre ces générations, c’est qu’elles font l’objet de manipulation et de cooptation sous les cieux de l’hégémonie. Il y a des générations qui ont résisté et d’autres qui ont saisi l’opportunité du moment pour se classer et se positionner au détriment de leurs missions réelles. L’histoire finira par rattraper ces dernières et glorifier les premières. - Pensez-vous que nos nouveaux étudiants sont «dépourvus» d’esprit politique ? Chaque génération est le produit de ses propres conditions historiques. De ce point de vue, il est nécessaire de rappeler que cet engagement politique s’investit dans le virtuel notamment dans les réseaux sociaux. Ces derniers représentent une échappatoire pour les couches dominées, à défaut d’un épanouissement personnel et collectif. Tandis que les générations antérieures luttaient sur le terrain pour un idéal, actuellement, les formes de revendication sont localisées et prisonnières dans les réseaux virtuels. Ces derniers se transforment dangereusement, dans les systèmes politiques hégémoniques, en un moyen de contrôle et de diversion pour les dominants et un espace de défoulement et de liberté illusoire pour les dominés. - D’après vous, peut-on espérer quelque chose d’eux ? Chaque chose a son temps. Chaque génération vit son temps à sa manière, car quelles que soient les conditions, nul ne peut arrêter la dynamique historique. Le bon sens de l’histoire suggère, en amont, la prise de conscience de cette perspective historique en vue de bien gérer les changements inéluctables. La mémoire intellectuelle traumatisante (domestication, manipulation, marginalisation, fuite de cerveaux, pénalisation, incarcération des intellectuels…) de l’Algérie contemporaine interroge de nouveau le rôle des sciences sociales humaines pour saisir ses impensés et impensables, qui restent encore et toujours des soubassements du sous-développement épistémique aigu qui, à son tour, échappe au diktat du chiffre et de la statistique hautement manipulés et manipulables par les producteurs et les reproducteurs de l’ordre établi dans les institutions de l’Etat algérien, dont l’université. Tant que la pensée critique et les libertés académiques sont institutionnellement et politiquement stigmatisées et violemment assimilées par les tenants de l’ordre établi à une alternative pessimiste et subversive, les doutes et l’inertie ne peuvent qu’approfondir dangereusement les divisions sociales et encourager les violences et la fuite des compétences.
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