Les Algériennes et les Algériens ont hérité à l’indépendance d’un pays complètement dévasté par la guerre, avec des infrastructures détruites et une majorité de la population plongée dans la précarité, la pauvreté, l’analphabétisme et le chômage massif. C’est dans un tel désastre économique et social que le jeune Etat algérien s’installe aux commandes et, malgré la multiplicité et la gravité des problèmes du pays, une des premières décisions politiques fut d’apporter aide et assistance sans réserve aux mouvements de libération des pays encore sous domination coloniale, particulièrement ceux d’Afrique. J’étais étudiant à l’université dans les années 1960 et 1970 et je peux attester qu’un grand nombre de jeunes Africains, de Guinée, du Mozambique, d’Angola, du Mali, du Niger et de bien d’autres pays poursuivaient leurs études à l’université algérienne, entièrement pris en charge par notre pays. Beaucoup d’entre eux, des amis, deviendront de hauts responsables politiques à l’indépendance de leur pays ! Alger était considérée comme «la Mecque des mouvements de libération» du monde entier. Tous ces mouvements révolutionnaires étaient logés, soutenus politiquement, financièrement et militairement par le gouvernement algérien jusqu’à obtention de leur indépendance et bien au-delà de cette date. Combien de jeunes Algériens savent aujourd’hui que le grand Nelson Mandela a vécu en Algérie et a reçu, comme bien d’autres responsables politiques et militaires africains, soutien politique et diplomatique et formation militaire avant de retourner combattre dans son pays ! Nous vivions avec ces hommes et ces femmes africains à Alger, dans un esprit spontané et profond de solidarité au nom des idées de liberté et d’émancipation des peuples du Tiers-Monde que notre pays portait très haut sur la scène internationale. Malgré l’insuffisance de nos moyens matériels et humains en médecine, plusieurs équipes médicales furent dépêchées, bien avant les ONG internationales, pour aller soigner et faire démarrer les structures de santé de bien des pays africains, à l’image du Nigeria, au moment de la guerre du Biafra, et de l’Angola. Cela nous rendait très fiers et je garderai toujours le souvenir incroyable, inédit du Festival panafricain de 1969, pendant lequel les rues et les places d’Alger s’étaient transformées en une multitude de scènes étourdissantes, où se côtoyaient les danses, les chants et la musique de tout le continent ! C’est donc au moment où nous étions pauvres, écrasés par les problèmes socioéconomiques hérités de la période coloniale que nous avons été généreux, fidèles à nos principes de solidarité et de partage. Aujourd’hui, je suis affligé, honteux, malade de constater à quel point tout ce capital moral, humain, fraternel, forgé par la génération post-indépendance est en train d’être dilapidé. Que nous est-il arrivé pour que notre pays, 40 ans plus tard, devienne l’objet de condamnations infamantes d’ONG des droits humains et même de l’ONU sous l’accusation d’atteinte aux droits humains et de traitements dégradants envers les migrants d’Afrique subsahélienne ? Que s’est-il passé dans nos consciences pour que notre attitude vis-à-vis de nos protégés d’hier se mue en politique de reconduite forcée de milliers de migrants africains fuyant la faim et la guerre, comme nous avions fui nous-mêmes dans d’autres pays pendant la guerre d’indépendance ? Pourquoi notre discours officiel se résume-t-il aujourd’hui à des propos sécuritaires, même s’il y a probablement une part de vérité dans ce sens, que nos organisations humanitaires, à l’exemple du Croissant- Rouge, participent à la curée en produisant un discours démagogique pour jeter un voile pudique sur cette triste réalité ? Comment peut-on admettre sans sourciller qu’au moment même où ces Africains sont reconduits sans ménagement à la frontière, les milieux d’affaires algériens, publics et privés, multiplient discours, interviews et conférences, font semblant enfin de découvrir l’Afrique, non pour venir au secours de cette population désespérée, mais pour lui vendre des machines à laver et des smartphones et nous ramener des devises ? Que faire pour réveiller les consciences, interpeller les mémoires de nos intellectuels, de nos responsables politiques et du simple citoyen pour défendre notre honneur de peuple qui a connu la souffrance, comme il a connu le soutien fraternel de peuples africains au moment de son combat pour la liberté. Doit-on rappeler que le nom de guerre de notre actuel Président était «Abdelkader El Mali», en référence au pays qui servait de base logistique à l’ALN ? Comment après tout cet investissement moral, politique, diplomatique, humain et éthique pouvons-nous accepter de nous perdre dans une logique «sécuritaire» égoïste et brutale, qui frise le racisme, qui est dans tous les cas de figure inefficace, sinon contre-productive et au terme de laquelle nous risquons d’y laisser notre âme ? Croit-on vraiment qu’en reconduisant nos frères migrants à la frontière nous allons nous «débarrasser» du problème, comme tentent de le faire les pays de l’UE en multipliant lamentablement barbelés, patrouilles de police, miradors et chiens méchants pour refouler vers la Turquie les frères migrants du Moyen-Orient ? Cette politique à l’égard des migrants est illusoire, comme est dérisoire celle menée par les pays de l’UE et les Etats-Unis de Trump. Car il ne s’agit plus de phénomène d’émigration-immigration, comme celui que nous avons nous-mêmes connu dans les années 1960-1970, lorsque nos pères vendaient leur force de travail à l’Europe. Le phénomène est beaucoup plus grave, plus massif, inscrit dans la durée et dont les causes relèvent des conséquences des nouvelles politiques économiques mondiales. Le monde fait face aujourd’hui à un phénomène migratoire massif et irréversible que rien n’arrêtera plus. En effet, après la longue nuit coloniale est venue la mondialisation, avec son déferlement de politiques néo-libérales et sa dérégulation des marchés mondiaux. Après avoir été ruinés par la domination coloniale, voilà que nous sommes aujourd’hui soumis aux règles de l’économie dérégulée et de la finance internationale, qui produit chaque année mille fois plus de perdants que de gagnants. Les perdants, c’est nous dont le sort est dépendant du prix des hydrocarbures, ce sont aussi tous les pays Africains sans exception dont l’économie est totalement dépendante des marchés des matières premières et qui sont de plus frappés de plein fouet par la dégradation de leur environnement en raison du réchauffement climatique. Leur agriculture est ruinée, leur sol appauvri et pollué, leurs réserves d’eau s’épuisent. Les perdants ce sont aussi les pauvres et les classes moyennes basses des pays développés, qui voient chaque jour leur niveau de vie s’effondrer et leur système de protection sociale disparaître. L’effrayante logique néo-libérale mondialisée produit des exclus économiques et écologiques, des laissés- pour-compte en masse, aussi bien dans les pays du Sud que dans ceux du Nord. La boulimie de consommation et son emballement insensé dans les pays développés et ceux dits «émergents», comme l’Inde ou la Chine, ont produit une dégradation lente et constante du climat dont les conséquences ne sont pas difficiles à prévoir. L’impact sur l’économie des pays du Sud, déjà fortement secouée, sera désastreux : à ce rythme et avec l’augmentation de la population, avant 2050 beaucoup de ces pays ne pourront plus nourrir leur population ! Voilà pourquoi ces millions de «perdants» n’ont d’autre choix que de migrer pour tenter de s’accrocher à ceux qui ont gagné sur leur dos ! Leurs territoires se désertifient, leurs enfants y meurent de faim et de maladies transmissibles. Nous sommes bel et bien dans une situation de crise mondiale que certains n’hésitent pas à qualifier de «révolutionnaire» car ce mouvement mondial de migration provoque la peur et pousse au développement de politiques populistes, réactionnaires et racistes, qui se multiplient hélas aussi bien dans les pays du Nord que dans ceux du Sud. Cette évolution chaotique ne peut pas rester sans conséquences sur les relations internationales en général et sur les politiques de migration en particulier : la poussée migratoire, qui est déjà là, à travers le monde entier — d’Afrique et du Moyen-Orient vers l’Europe, d’Asie et d’Amérique latine vers l’Amérique du Nord — ne s’arrêtera pas, elle va s’accentuer, dopée par la dégradation du milieu et l’accentuation de la pauvreté et de la misère. Il n’y a que deux façons de faire face à cette révolution migratoire mondiale : on l’admet et on met en place les stratégies adaptées sur la base des principes de solidarité et de partage entre humains qui n’ont d’autre choix que de partager la même planète. On peut aussi refuser cette réalité et s’enfermer, comme le font M. Trump ou M. Orban, dans des discours populistes de haine et d’exclusion et édifier murs et barbelés, qui volerons, de toute façon, comme des fétus de paille sous la poussée irrésistible de la misère humaine ! Je terminerais mon propos en m’adressant à mes concitoyens qui contemplent sans comprendre cette affligeante situation : essayons de nous débarrasser de la peur de l’autre qui déforme notre vision, accentue notre égoïsme et nous pousse vers la xénophobie et le racisme. Au lieu de détourner notre regard de ces pauvres hères qui tendent la main le long de nos routes ou leur donner la pièce pour acquitter notre conscience, arrêtons-nous un instant et parlons avec eux ! Ecoutons- les nous raconter leur vie, leurs joies et leurs peines, les déserts qu’ils ont traversés pour nous rejoindre, comme la mer que traversent nos enfants au péril de leur vie, écoutons leurs chants d’amour et le discours de leurs griots, regardons cette Africaine avec son enfant chétif et dénudé comme une femme, une mère, un être porteur de tant de souvenirs, de souffrance et d’expérience qui pourrait tant nous enrichir. Ne la méprisons pas, ne lui jetons pas la pierre, n’ayons pas peur d’elle. C’est une femme qui, hier encore, vivait la tête haute, dans son pays, et qui vient aujourd’hui chez toi, abandonnée par tous. Parle avec elle…. Par le professeur Farid Chaoui
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