A chacun de nos reportages, à la moindre enquête d’opinion, travail de terrain, qu’il nous ait été donné de réaliser, nous recevons immanquablement le mot «harga» à la figure sous la forme d’une sentence irrévocable : «El harga hiya el hal», (La harga, c’est la solution). L’image, on s’en souvient, avait fait le buzz sur les réseaux sociaux : celle de ces centaines de jeunes, majoritairement des étudiants, massés autour de l’Institut français d’Alger tels de fervents pèlerins encerclant la Kaaba, et sollicitant la «baraka» de Campus France. C’était le 29 octobre 2017. Pourtant, il n’y avait pas de visa au bout de la queue mais juste un test de langue à passer, le TFC (test de connaissance du français), indispensable pour postuler à un visa d’études en France. L’Institut français précisait dans un communiqué que le «nombre de jeunes Algériens souhaitant étudier en France est en constante augmentation». Et d’expliquer : «Cette hausse sans précédent a provoqué la saturation rapide du système en ligne. Le site internet de prise de rendez-vous a enregistré certains jours plus de 700 000 connexions simultanées, bloquant ainsi la plateforme.» Il faut dire que l’émigration, temporaire ou définitive, sous couvert de poursuivre ses études à l’étranger, a toujours figuré dans le top 5 des motivations de départ. A telle enseigne que la stratégie migratoire pour concrétiser cet objectif est souvent élaborée dès les paliers inférieurs du cursus scolaire. De plus en plus de parents s’attachent ainsi à inscrire leurs enfants dans des écoles privées pratiquant le double programme, quand les plus aisés font tout pour inscrire leur enfant au LIAD (lycée international Alexandre Dumas) dans l’idée qu’il puisse décrocher directement le bac français. Ces stratégies ne sont évidemment pas à la portée de tous et ne concernent qu’une infime minorité, in fine. Le gros des partants continue à recourir aux voies périlleuses de la harga par temps versatile, sur des embarcations de fortune. «C’est l’une des conséquences des difficultés économiques et politiques que traverse l’Algérie. L’émigration, qu’elle soit légale ou clandestine, s’accroît», note le journal Le Monde. Et d’ajouter : «Selon les chiffres du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), entre janvier et fin octobre (2017), 6397 Algériens sont arrivés illégalement en Europe par les routes de la Méditerranée. Entre juillet et septembre, les Algériens faisaient partie des cinq principales nationalités d’arrivants après la Syrie, le Maroc, le Nigeria et l’Irak.» («L’émigration algérienne repart à la hausse» in Le Monde du 6 décembre 2017). Mobilité ou hémorragie ? Les mobiles de ces exodes de masse par tous les moyens continuent à interroger, turlupiner, parents, sociologues, politiques et décideurs, même si ces derniers, à en juger par leur gouvernance erratique et désinvolte – comme vient le confirmer la folie des taxes qui ont été instituées dernièrement – ne semblent pas tellement s’inquiéter du fait que le pays soit en train de se vider littéralement de ses forces vives. Plus que de la mobilité, c’est une véritable hémorragie. Une saignée de cadres. Le directeur central de la police aux frontières (PAF) français, Fernand Gontier, s’en est visiblement ému lors de sa récente audition par la commission sécurité du Sénat, en France. «L’Algérie nous préoccupe aussi beaucoup : sa jeunesse est en désespérance et quitte le territoire. La France reste très attractive», avait-il glissé, selon des propos rapportés par le site officiel du Sénat français et relayés par nombre de nos confrères de la presse électronique. Et de révéler : «Les Algériens représentent la deuxième communauté la plus importante en situation irrégulière sur notre territoire. Nous effectuons plus de 10 000 interpellations par an. Beaucoup d’Algériens arrivent avec des visas mais ne repartent plus. (…) Enfin, le phénomène des mineurs algériens et marocains nous préoccupe, car la minorité permet de s’exonérer de la situation irrégulière.» «Que s’est-il passé chez vous ?» A chacun de nos reportages, à la moindre enquête d’opinion, travail de terrain, qu’il nous ait été donné de réaliser, nous recevons immanquablement le mot «harga» à la figure sous la forme d’une sentence irrévocable : «El harga hiya el hal», «La harga est la solution». C’est ce que nous répétait encore récemment un jeune de 20 ans, Abderraouf, gardien de parking à Belcourt, qui a tenté l’émigration par mer à trois reprises, et qui nous disait avoir dépensé plus de 70 millions au total dans ces «tentatives d’évasion». Toutes soldées par un échec. Et il ne désespérait pas d’y arriver un jour, déterminé qu’il était à aller jusqu’au bout de son rêve. Son rêve unique. Ultime. Partir. «La jeunesse n’a pas d’avenir», martelait-il. «Regardez combien de haraga algériens sont recensés en Italie ! Une fois, ils ont accueilli une embarcation avec des hommes, des femmes, des enfants. Ils étaient étonnés. ‘‘Que s’est-il passé chez vous’’ leur ont-ils demandé ? Pourtant, à la télé, on te raconte que tout va bien, le pays regorge de pétrole, le peuple ne manque de rien… Bled Miki… Il n’y a aucune issue. L’Etat ne sait rien faire à part construire des prisons au lieu de construire des usines. Moi, j’ai été à la prison d’El Harrach, Hizer et Sour El Ghozlane. Ce pays a été bâti sur du faux. Koulleche khorti. L’argent fait la loi à Alger. Ils ne font que démolir les vieux bâtiments pour ériger des tours et des hôtels, regardez.» Et la sentence implacable qui tombe : «Makache hal, il n’ y a pas de solution. El harga hiya el hal (la hargan c’est la solution) mon frère. Je suis en train de mettre de l’argent de côté pour partir. A la moindre occasion, je recommencerai. Ce pays ne m’a rien donné.» (lire notre enquête : «Avoir 20 ans sous Boutef» in El Watan du 23 janvier 2018). «Même si tu gagnes bien ta vie, tu te sens à l’étroit» Autre témoignage édifiant, celui de Mokhtar Boudjemaâ, 43 ans, célibataire, résidant à Sidi Bel Abbès, vivotant de petits boulots. L’été dernier, il a tenté d’émigrer vers l’Italie via la Libye. Il a failli y laisser sa vie. Nous l’avions contacté quelques jours après son retour de l’enfer de Sabratha où il est resté en détention pendant plus de quatre mois dans des camps pour migrants. Interrogé sur les raisons profondes qui l’ont poussé à se lancer dans cette aventure, il apporte une importante nuance en précisant : «Ce n’est pas une question de social mais de société.» «Vous savez, même en Europe, ils ont la misère, ils ont des pauvres, mais la pauvreté là-bas devient secondaire. Parmi les 53 Algériens qui étaient avec moi, il y avait des gens labass bihoum, avec une bonne situation. En Algérie, même si tu gagnes bien ta vie, tu te sens à l’étroit, les horizons sont bouchés, makache djedid (y a pas de nouveauté). Là-bas, c’est une autre mentalité. Personne ne te juge. Les gens n’ont pas peur de s’exprimer. Ici, tu te sens constamment jugé. Tu ne peux pas exprimer des idées différentes.» Et de renchérir : «Ici, ce sont les Belahmar qui ont les faveurs des plateaux de télévision. On encourage la médiocrité. On investit dans tout sauf dans l’homme.» («On a vécu l’enfer à Sabratha» in El Watan du 11 décembre 2017). Et dernièrement, à l’occasion d’un reportage à Ben Allel, près de Miliana, sur les hauteurs du Zaccar, nous rapportions ces mots terribles d’un jeune paysan qui nous disait : «J’ai 23 ans et je n’ai pas encore commencé à vivre. Toute notre vie a été des travaux forcés.» Dans la même commune, nous avons recueilli ce témoignage de Abdelkrim, 33 ans, licencié en finances, qui attirait notre attention sur le chômage des diplômés et nous confiait avec une ironie amère avoir pris sa retraite à 29 ans : «Les cafés sont bondés de diplômés. Moi-même je suis passé par là. Après l’obtention de ma licence, j’ai chômé un bon moment. Ensuite, j’ai travaillé pendant deux ans et demi avec la DAS de Aïn Defla. Je touchais 9000 DA. Après, on a mis fin à mon contrat. C’était la seule fois où j’ai travaillé avec mon diplôme. J’ai pris ma retraite à 29 ans ! Maintenant, j’aspire à préparer un doctorat. Je préfère continuer mes études, même pour des clopinettes, plutôt que de me rouler les pouces. C’est juste pour boucher le vide.» («Grises mines sur les flancs du Zaccar», El Watan du 22 mai 2018). Selon des chiffres de l’ONS rapportés par l’APS, le chômage des diplômés universitaires était de 17,6% en 2017. A noter, par ailleurs, que six chômeurs sur dix sont des «chômeurs de longue durée», et que 62,2% des demandeurs d’emploi sont en attente d’un poste de travail depuis plus d’une année. Un avenir plombé par le 5e mandat ? Mais comme le soulignent tous les spécialistes, la poussée migratoire ne se limite pas aux personnes en situation précaire, elle touche désormais toutes les catégories sociales. «Il y a de profondes raisons qui font que l’Algérie est fuie par les pauvres et les riches, les petits et les grands, les hommes et les femmes, et même les enfants comme nous l’avons constaté dernièrement. Le pays est devenu oppressant», analyse le sociologue Nacer Djabi dans une interview à Liberté. Il indiquait dans la foulée : «Selon certaines estimations, plus de 25% ont l’intention réelle d’émigrer et ce pourcentage serait plus élevé chez les jeunes.» «Nous sommes donc devant une sorte de désespoir qui fait que l’Algérien n’imagine pas rester dans son pays pour y vivre, fonder une famille et nourrir un projet professionnel. Bien sûr, la situation n’est pas uniquement liée aux aspects économiques. Il y a des raisons profondes liées à la qualité de vie et au refus de mener à bien les projets de notre vie en Algérie. D’autres raisons peuvent être ajoutées, comme la situation politique», appuie le sociologue (Liberté du 22 novembre 2017). Et ce n’est sûrement pas en faisant planer sur le pays la menace d’un 5e mandat présidentiel que l’on tempérera ces légitimes désirs d’ailleurs pour respirer, vivre, espérer…
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