mardi 22 mai 2018

«Ici, il n’y a même pas une épicerie»

En sortant de la mairie de Ben Allel, nous nous engageons sur la route qui monte dans la direction de Sidi Medjahed, un village situé 6 km plus haut. Chemin faisant, et après avoir marché environ 2 km, nous découvrons un hameau à flanc de montagne. Un escalier en pierre de taille mène vers les entrailles du douar. Ce dernier est quasiment désert. Des poules courent au milieu de plates-bandes fleuries. Il est presque midi et les élèves sont encore en classe, à l’école Djamaï Abdelkader, l’unique établissement du coin. Nous nous hasardons timidement au milieu d’un groupe d’habitations érigées au pied d’un pic rocheux et nous rencontrons un groupe de jeunes. Ils sont agglutinés autour d’une carcasse en construction, les mains maculées de ciment. Comme une bonne partie des habitations éparpillées entre les collines de Ben Allel, à l’ombre du Zaccar, les maisons arborent toutes la couleur rouge de la brique nue ou le gris du parpaing. Aucune plaque n’indique le nom de ce village. Renseignement pris, il s’appelle simplement, paresseusement, «El Qarya». Le village. Comme un patelin anonyme. Comme les cités des X logements et leur onomastique sèche. Impersonnelle. «Ce village a été construit au début des années 1980 pour accueillir les sinistrés du séisme de Chlef (10 octobre 1980)», nous expliquent ces jeunes villageois. «Par la suite, il a accueilli d’autres gens issus des douars reculés qui fuyaient le terrorisme dans les années 1990.» L’un de nos interlocuteurs est originaire d’un douar qui s’est vidé de sa population. «Je suis du douar Hadj Brahim, confie-t-il. Le village est totalement déserté. On est arrivé ici dans les années 1980. D’autres habitants sont arrivés après nous pour se mettre à l’abri des terroristes.» Le dénuement est partout palpable à El Qarya, à l’exception de la nature plantureuse qui entoure le village. «Ici, nous sommes coupés de tout. Le transport manque cruellement. Le seul transport disponible, c’est les fraudeurs.» «Tu ne peux même pas recharger ton téléphone» «Les aides à l’autoconstruction sont suspendues. Nous sommes exclus de l’habitat rural, parce que Ben Allel est classée en périmètre urbain alors qu’on est en pleine montagne !» énumèrent-ils. Si le territoire souffre d’une politique d’aménagement inadaptée, selon eux, nos hôtes avouent néanmoins avoir bénéficié de l’aide au «tarmim» (restauration) pour réhabiliter leurs maisons. «Mais c’est une modique somme. Qu’est-ce que tu peux faire avec 65 ou 66 millions de centimes ? Les matériaux sont chers. La main-d’œuvre est chère. Le maçon te prend la moitié de ton budget. Et il faut compter aussi le coût du transport, puisque on est dans une zone fortement enclavée.» Pour illustrer cet enclavement, ils citent ce fait marquant : «Figurez-vous qu’ici, il n’y a même pas une épicerie, même pas un bureau de tabac pour recharger ton téléphone. Ne parlons même pas du centre de soins inexistant, de l’absence de toute trace de commodité. Il y a un bus scolaire, mais il est aléatoire. En hiver, il neige continuellement par ici et la route reste coupée pendant des jours.» Inutile de préciser que le chômage bat son plein dans ce no man’s land bucolique. «Moi, j’ai 36 ans et je ne peux pas me marier à cause du chômage», témoigne l’un de ces jeunes. Même l’agriculture et l’élevage ne donnent rien. La faute au relief accidenté et au manque de moyens. «C’est faux de dire que les jeunes fuient l’agriculture», s’indigne Amine, un jeune paysan de 23 ans dont le père, Benchaâbane Miloud, a été enlevé par un groupe terroriste en 1994, à Sidi Medjahed, et n’a jamais été retrouvé. «Nous sommes prêts à retourner dans nos douars, mais il nous faut un minimum d’aide. Personne n’est prêt à abandonner les terres de ses aïeux. Mais là-bas, tout reste à faire», plaide-t-il. Son ami enchaîne : «On fait chaque jour plus de 10 km à pied, jusqu’au douar Hadj Brahim pour inspecter et cultiver nos jardins. Mais on ne peut pas vivre là-bas. Il faut que l’Etat aide les populations qui ont été contraintes d’abandonner leurs douars, sinon, elles ne s’en sortiront jamais.» «Toute notre vie a été des travaux forcés» Le seul projet qui a failli voir le jour dans les parages d’El Qarya est une carrière d’agrégats. Sitôt ayant eu vent de cette affaire, les villageois se sont levés comme un seul homme pour arrêter ce projet synonyme de destruction de leur écosystème. Ils étaient prêts à en découdre. «Ils allaient nous fourguer un concasseur et on a dit pas question ! Nous avons protesté avec énergie, on a même été à la wilaya de Ain Defla. Heureusement que ce projet a été stoppé, sinon notre vie aurait été un enfer avec l’utilisation des mines et la poussière qui aurait envahi nos maisons.» Nos hôtes espèrent, en revanche, un vrai plan de développement, autrement plus réfléchi, pour la région. «Hamdoullah, la sécurité est revenue, mais la sécurité seule ne suffit pas», martèlent-ils. Pour eux, «la ‘moussalaha’ s’est faite sur le dos des zawaliya». Et de citer le cas de Amine Benchaâbane dont la famille attend désespérément un logement décent. «On a bénéficié de 66 millions d’aide pour rafistoler notre taudis, mais on nous a enlevé un logement de 300 ou 400 millions. Donc on a perdu au change. On aurait préféré le logement. La construction est très chère» déplore Amine. Et de lancer avec une amère lucidité : «J’ai 23 ans et je n’ai pas encore commencé à vivre. Toute notre vie a été achghal chaqqa (des travaux forcés).»          

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