lundi 21 mai 2018

«Le business model algérien doit changer»

Dans cet entretien, Toufik Hadkeheil, exportateur basé à Constantine, démontre par les chiffres que le potentiel agricole peut multiplier nos recettes hors hydrocarbures, à condition de maîtriser la chaîne de production et de se soumettre aux normes du marché international. Pour lui, permettre aux exportateurs de produire eux-mêmes est une solution radicale pour se tailler une place sur ces marchés. - Selon vous, quel est le business model idéal pour l’Algérie aujourd’hui en matière d’exportation ? L’économie algérienne est dépendante à 98% des recettes des hydrocarbures, il serait judicieux de diversifier cette économie. Pas besoin d’inventer le fil à couper le beurre, même pas besoin de bureaux d’études pour nous inventer des modèles, les recettes existent déjà à l’étranger. La Norvège exporte du pétrole, mais elle a diversifié son économie pour pouvoir pallier les carences dues aux fluctuations du marché pétrolier. J’ai regardé ce matin le cours du baril, il oscillait autour de 60-70 dollars. Pour ce prix, vous avez 159 litres de pétrole. Soit à peu près 30 centimes par litre. Lorsqu’on exporte des fruits et légumes, on les vend à un, deux ou trois euros le kilo, donc vous imaginez le delta que l’Etat algérien peut réaliser grâce à ces produits ! 159 euros le baril, équivalent pétrole ! Et si vous multipliez par deux dollars, vous obtenez le double, etc. Voyez le potentiel dont profitent d’autres pays qui exportent des produits hors hydrocarbures. Le Maroc voisin tire 25% de son PIB de l’exportation des fruits et légumes. L’Italie exporte pour 146 milliards d’euros de fruits et légumes, la Turquie pour 139 milliards d’euros. L’Espagne a pris pratiquement le monopole sur toute l’Europe. Pourquoi l’Algérie ne prend-elle pas ce qui se fait ailleurs ? - Peut-on parler d’un potentiel à l’exportation ? Ce potentiel est immense, il est l’un des plus importants autour de la Méditerranée, voire du monde, pourquoi ? Parce que l’Algérie dispose de plusieurs avantages naturels : un taux d’ensoleillement très élevé, un désert immense, des terres qui n’ont pas été cultivées depuis 50 ans, ce qui permet de reproduire sa richesse de biodiversité. L’Algérie se trouve en plus aux portes de la Méditerranée (on est à deux heures de Paris et à une heure de Marseille), et aussi aux portes de l’Afrique. Beaucoup de pays aimeraient être à notre place. Certaines contrées ont le même climat que le nôtre, comme l’Espagne, la Californie ou encore l’Australie, et ces pays-là vivent très bien de l’agriculture, alors pourquoi pas nous ? - Donc, d’un côté, nous avons un potentiel naturel considérable, mais d’un autre le modèle économique est en retard... Le secteur de l’agriculture a été sous-estimé pendant des décennies. Avant, le statut d’agriculteur était un peu péjoratif, mais cette vision a changé ces dernières années, parce qu’on s’est rendu compte, que cela fait rentrer de l’argent et permet de nourrir toute une population. Aujourd’hui, beaucoup de personnes se sont lancées dans l’agriculture, et c’est une bonne chose, mais il faut que cette agriculture soit moderne pour que les résultats soient maîtrisés. - Et comment est perçu ce potentiel dans les marchés européens ? Tout le monde rêve d’acheter et vendre le produit algérien. J’ai croisé quelque 200 importateurs européens, que ce soit à Bruxelles, au marché de Rungis, ou à Marseille, tous rêvent d’acheter les produits algériens. Rien que la communauté algérienne à elle seule en Europe constitue une clientèle importante. Je vous raconte une anecdote : il n’y a pas très longtemps, un importateur a réussi à ramener d’Algérie du melon jaune à Marseille, et ce jour-là, le sang a coulé parce que les commerçants se sont battus pour acheter ce melon. C’est pour vous montrer la réputation des fruits et légumes algériens sur ces marchés. Et si un grossiste de Marseille a signé une convention avec moi, c’est qu’il a tout de suite senti le très fort potentiel. Mais l’Etat doit nous aider, c’est tout, il doit nous octroyer des terrains pour qu’on puisse les exploiter et exporter nous-mêmes. - Qu’est-ce que vous demandez à l’Etat exactement ? On demande à l’Etat qu’il octroie aux exportateurs agroalimentaires des terrains agricoles. Il existe des plateformes à Biskra, à Alger, tout ce que je veux c’est un terrain dans ces zones, je ne demande pas d’argent ni quoi que ce soit, juste un terrain. Je travaillerai et exporterai moi-même, parce que les normes phytosanitaires appliquées aujourd’hui en Algérie ne sont pas les mêmes en Europe et pour pouvoir exporter un produit conforme aux normes européennes en termes de calibrage, de conditionnement, etc., il faut que je produise moi-même. Ce business model existe déjà en Algérie. Les producteurs de dattes, de tomate, à l’exemple de Tahraoui à Biskra, ou ceux du caroube de Tlemcen produisent et exportent eux-mêmes. En Italie, en Hollande, c’est partout pareil, les gros exportateurs sont producteurs. Ce sont deux métiers sont complémentaires, parce que le monde de l’agroalimentaire change, il y a des variétés qui changent d’une année à l'autre, il faut réagir rapidement et moi je ne peux pas me permettre de faire confiance aux différents sous-traitants. On sait tous comment fonctionne le système en Algérie, malheureusement, et pour y remédier il faut réduire les maillons. Plus on les réduit et plus on maîtrise la chaîne d’approvisionnement. Plus vous augmentez les maillons, plus vous augmentez les coûts et vous n’êtes plus concurrentiels sur les marchés de l’autre côté de la Méditerranée. Ceci dit, ce modèle est valable uniquement pour l’exportation des fruits et légumes, je précise bien. Vous avez 100 exportateurs, si chacun ramène un million d’euros aux caisses de l’Etat par an, ça fait 100 millions d’euros, alors si vous avez 100 exportateurs, imaginez le potentiel dont on disposerait, et le plus important, c’est qu’on est capable de produire des fruits et légumes hors saison. En décembre, par exemple, l’Europe est sous la gelée, elle ne produit plus, alors qu’on peut fournir ces marchés. En décembre-janvier la tomate cerise coûte presque 7 euros. Imaginez si vous remplissiez l’équivalent d’un baril de pétrole en tomates cerises, cela vous fait à peu près de 1000 dollars ! - En parlant de normes phytosanitaires, s’agit-il d’un frein à l’exportation du produit algérien actuellement ? Absolument. Pour illustrer, prenons l’exemple de la fraise. La production est importante, mais nous ne pouvons pas l’exporter parce qu’il y a un problème phytosanitaire, c'est-à-dire que les pesticides qui sont employés en Algérie ne répondent pas aux normes du marché international, notamment européennes. 90% des produits phytosanitaires vendus en Algérie par Bayer, Mansanto et tous les groupes internationaux, ne sont pas aux normes européennes. Tout ce qui est interdit en Europe est «fourgué» sur notre marché, à l’exemple du glyphosate qui fait débat actuellement en Europe. En France, par exemple, il est interdit, en Algérie il est toujours utilisé. Faites analyser votre fruit (il y a deux laboratoires, l’un à Batna et l’autre à Annaba) et vous verrez. J’ai déjà fait l’analyse de la courgette par exemple, et croyez-moi, le taux de pesticides explose, donc je ne peux pas envoyer ça. L’hiver dernier, j’ai voulu réaliser une opération vers Marseille où il manquait de la courgette (elle est arrivée à 8 euros le kilo, prix de gros, et 16 au détail), mais au moment des analyses, j’ai découvert que le taux de pesticides était très important, c’est la réalité, malheureusement ! Et ce n’est pas le seul frein. La qualité du produit doit répondre à une certaine normalité : calibre, poids, couleur, apparence, tous ces paramètres entrent en ligne de compte, en plus de l’exigence du respect du délai avant récolte, le DAR, qui veut que pour la récolte de chaque produit, il y ait un certain nombre de jours à respecter. Chaque produit a son propre DAR, et ce délai-là n’est pas respecté. Pourquoi ? Parce qu'on a une certaine tendance à vouloir produire à outrance, c'est-à-dire qu’une journée avant on cueille le fruit pour qu’il mûrisse rapidement et afin qu’il soit beau et présentable, mais il y a de très lourdes conséquences par rapport à cela, produire plus pour vendre plus sans respecter certaines normes phytosanitaires. Il y a une exigence éthique qui manque dans le milieu des agriculteurs. - En termes de politique, le gouvernement promet beaucoup pour aider les professionnels à agir dans les meilleures conditions ; avez-vous ressenti cela ? Certes, l’Etat a pris des mesures qui sont parfaites, il nous a exonérés d’un nombre de taxes et a créé un couloir vert, mais le concret c’est le terrain. Sans terrain, on ne pourra rien faire. Le problème c’est qu’actuellement il y a un discours au sommet, matérialisé par le plan d’action du président de la République ou encore le plan d’action du Premier ministre, et l’exportation fait partie de leurs priorités. Mais quand on descend à la base, les actes ne suivent pas les discours. Dans mon cas par exemple, j’ai sollicité le ministère pour avoir un terrain, on m’a dirigé vers les responsables des différentes wilayas. Quand j’arrive à ce niveau, on me dit que mon dossier attendra et que lorsque l'on aura quelque chose on m’appellera. C’est malheureux, mais c’est la réalité. Cela fait deux ans que je me bats pour avoir un terrain auprès des autorités et je n’y arrive pas. Faut-il que les autorités centrales instruisent par écrit les wilayas ?        

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