samedi 21 avril 2018

«La rente foncière est générée par les instruments d’urbanisme»

Le secteur du bâtiment est probablement de ceux qui génèrent le plus de situations de rente, et ce 36e numéro de Naqd, consacré à l’économie rentière, ne pouvait l’occulter. Aussi, une analyse de fond y est consacrée sous la plume d’un spécialiste du domaine : Rachid Sidi Boumedine. Dans une étude intitulée «La rente dans l’urbanisme et l’immobilier», le sociologue urbaniste s’est justement attaché à démonter les mécanismes sournois de la rente liée au foncier et les usages et autres procédés douteux de «l’Etat néopatrimonial». «Dire que la rente foncière ou immobilière est ‘‘générée’’ par les instruments d’urbanisme revient à partir de l’idée que c’est l’Etat qui, avec ses outils et ses procédures, est à la source de la création et de la distribution de la rente en milieu urbain», écrit le sociologue. Nous avons affaire, d’après lui, à des «groupes qui dominent l’Etat et le gèrent comme un patrimoine privé». Ces groupes et leurs «servants» ont souvent recours, observe l’auteur, à la transgression des lois et de la réglementation qui organisent l’espace urbain, pour s’adjuger des positions de rente. Rachid Sidi Boumedine souligne à ce propos qu’«en matière d’urbanisme, le premier instrument créateur de la rente est le Plan d’urbanisme (PDAU) assorti des POS (Plans d’occupation des sols)». A titre d’illustration, il montre comment ces instruments «transmutent des terres agricoles à faible valeur vénale en parcelles de valeur différenciée selon leur situation (hauteur ou fond de vallée, près des centres de services ou en lointaine périphérie), leur niveau et qualité de viabilisation, leur environnement (naturel ou bâti)». Il ajoute : «En montrant à certains initiés quelles sont les zones d’enjeux les plus rentables, leur destination potentielle, en général à proximité des grandes agglomérations – ce qui accentue leur rentabilité –, ces outils publics auront réalisé l’essentiel : à la fois ce qu’il faut affecter pour créer une valeur ajoutée (on peut négocier ensuite ‘‘à qui l’affecter’’) et les arbitrages possibles entre les réseaux…» L’auteur de L’urbanisme en Algérie : échec des instruments ou instruments de l’échec (Ed. Alternatives urbaines, 2013) relève par ailleurs : «En général, c’est dans le discours technique des circulaires, quand la porte a été ouverte par les décrets, que se font des lectures que ne laisse pas entrevoir la loi (ou l’ordonnance qui en fait office).» C’est le cas, indique-t-il, des textes régissant les réserves foncières communales : «La seule lecture de l’enchaînement, de l’objet, et de la succession des décrets d’application de l’ordonnance sur les réserves foncières communales, destinées au départ à permettre aux communes de disposer de terrains pour réaliser les équipements publics, surtout les écoles, montre comment le projet de départ a été dévoyé et tourné presque exclusivement vers la production et la vente de lots de terrain pour la construction, surtout individuelle.» L’infructuosité présumée pour justifier le gré à gré Le sociologue dévoile une pratique courante pour justifier le recours au gré à gré : c’est la présumée «infructuosité» de l’avis d’appel d’offres. «Il suffit de confier la publication à des journaux réputés ‘‘nationaux’’ mais à très faible diffusion, et donc de ne recevoir aucune offre, de refaire la même procédure deux fois, pour aller vers ‘‘l’infructuosité de l’appel d’offres’’ ce qui permet de passer des contrats au gré à gré. Parfois, le gré à gré est directement justifié par l’urgence, alors que le principe du projet est connu depuis longtemps (par exemple, des programmes de logements, équipements ou infrastructures).» Rachid Sidi Boumedine insiste sur le fait que le principe, qui consiste à édicter une loi pour aussitôt la transgresser, n’est pas l’apanage des hommes de pouvoir. Souvent, le système rentier est obligé de tolérer certaines transgressions de la part de la population pour avoir «la paix sociale» car «ne disposant pas de la légitimité des urnes». «Il parvient par ses concessions permanentes, par des renégociations et transactions sans fin à assurer la paix sociale.» Parmi ces transgressions, l’auteur de Bétonvilles contre bidonvilles (APIC, 2016) cite les baraques qui se sont imposées dans le paysage urbain : «C’est ainsi que le bidonville, illégal selon les discours officiels, est cependant toléré, raccordé au réseau électrique, à l’eau potable et parfois même à l’assainissement.» Et de faire remarquer : «On voit bien dans ce cas que la rente n’est pas toujours un bien matériel direct mais un pouvoir (de transgression) qui ouvre ‘‘le champ du possible’’ en permettant à certains d’accéder à des interdits, imposés par ailleurs à d’autres.» Dans le même ordre d’idées, le sociologue évoque l’incapacité feinte de lutter contre certaines pratiques informelles. Cette «inaction» ou «impuissance» «dissimule un gisement de rente», dit-il. «Les exemples sont à la fois multiples et divers : enlèvements illégaux de sable, extension de bidonvilles, empiétements et occupation des espaces publics (marchés dits informels, parkings sauvages, etc.)…» Les auteurs de ces transgressions, précise-t-il, «sont connus des autorités locales» et ils peuvent, le cas échéant, être mobilisés pour «contrecarrer des manifestations non désirées, troubler une réunion politique, voter et faire voter lors des élections…» Rachid Sidi Boumedine résume : «C’est ainsi que les groupes qui dominent l’Etat sont astreints, à la fois pour sauvegarder leur pouvoir face aux actions possibles de groupes concurrents et pour assurer le régulation et l’équilibre de l’ensemble du système, à accorder aux uns et aux autres des rentes de situation et des marges de transgression des lois en vigueur, permettant aux servants et aux clientèles de prélever la part qui leur est autorisée (…). La transgression peut être vue, à cet égard, à la fois comme un outil et un moment de la régulation sociale dans un tel système rentier.»

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