samedi 21 avril 2018

«Les subventions profitent plus aux riches qu’aux nécessiteux»

Sous le titre : «Etat développementiste VS Etat rentier : qu’en est-il en Algérie ?», l’économiste Youcef Benabdallah, professeur à l’Ecole nationale supérieure de statistique et d'économie appliquée (ENSSEA), livre une étude très fouillée pour ce 36e numéro de la revue Naqd dans laquelle il s’évertue à «montrer comment l’Etat algérien a perdu progressivement les quelques velléités développementistes affichées durant les années 1970 pour s’affirmer comme un Etat rentier clientéliste». Analysant les caractéristiques de l’Etat providence à l’algérienne, l’auteur parle d’un «modèle social insoutenable». «Entre 2000 et 2015, l’orientation sociale du budget est nettement visible. Le taux de croissance annuel moyen des transferts sociaux explicites a été de 14,8%, bien supérieur au taux de croissance des dépenses budgétaires. Ils sont passés crescendo de 6,5% du PIB à la fin des années 1990 à plus de 15% en 2015», détaille-t-il. Et de préciser : «Cependant, ce système de subventions et de soutiens n’a jamais été, jusqu’à récemment, évalué en termes d’efficacité, d’équité sociale et de soutenabilité de son financement.» «Il est injuste car il entretient un égalitarisme à l’envers, puisqu’il profite plus aux riches qu’aux nécessiteux. Le soutien des prix des denrées alimentaires, des carburants et d’autres équipements va sans discrimination à toutes les couches sociales», argue-t-il. Une société «sous-fiscalisée» Le professeur Benabdallah estime qu’avec la baisse des recettes pétrolières, et pour continuer à financer ce modèle social, l’Etat est forcé de reculer sur le front de l’investissement public. «Sachant le caractère incompressible des dépenses de fonctionnement (salaires, autres traitements, transferts sociaux et maintien des fonctions régaliennes), les difficultés de l’Etat à les ajuster sont évidentes en période de contraction des recettes. Il s’exposerait à l’impopularité. L’Etat est contraint de réduire son investissement (renonciation à des projets et arrêt d’autres) et de pénaliser de fait la croissance économique qui en dépend fortement car l’investissement public y contribue directement (à hauteur de) 40 à 50%», dissèque-t-il. L’auteur a pris le soin de convoquer quelques réflexions que l’on doit à des théoriciens comme Hossein Mahdavy, Hazem Beblawi et autre Giacomo Luciani, qui se sont intéressés à la structure et au métabolisme des Etats rentiers. «Pour ces théoriciens, l’autonomie fiscale de l’Etat (rentier) lui confère (…) un pouvoir qui lui permet de contourner la contrainte démocratique de reddition des comptes (accountability). L’Etat rentier gagne sa ‘‘légitimité’’ grâce à la distribution de la rente plutôt que par l’impôt et la représentation. Sous-fiscalisée, la société est peu désireuse de s’organiser pour réclamer plus de transparence», rapporte Youcef Benabdallah, avant d’ajouter : «La rente pétrolière rend l’exercice du pouvoir facile et attractif. Elle garantit immunité et longévité. N’étant pas contraint par la rareté des ressources, l’Etat peut acheter la paix sociale, corrompre la classe politique et faire taire les récalcitrants en développant un appareil coercitif. L’Etat rentier est à la fois généreux, répressif et clientéliste.» Dans le cas de l’Algérie, l’expert relève : «Dopé par la rente pétrolière et l’élargissement corrélatif de sa solvabilité extérieure, l’Etat réagit aux problèmes économiques et sociaux par la dépense et non par l’efficacité. La rente pétrolière permet de faire face aux surcoûts, d’ignorer les retards et d’effacer toutes les ardoises.» Il note, par ailleurs : «Le soutien généralisé des prix, la distribution gratuite de logements, l’emploi pléthorique, la médecine gratuite, etc. ont été autant d’instruments pour distribuer la rente qui, de fait, va prolonger la légitimité révolutionnaire de l’Etat issu de la Guerre de libération tout en lui conférant un pouvoir étendu sur l’économie et la société.» Il en déduit que «la rente pétrolière a joué comme un rapport social consensuel ayant permis d’éviter les collisions entre l’économique et le social». «La tripartite est une instance de repartage de la rente» L’auteur n’a pas manqué de mentionner dans sa contribution les fortunes qui ont prospéré ces dernières années avec la complicité de l’appareil d’Etat : «Les nouveaux riches algériens, devenus oligarques, ont accumulé des fortunes colossales sans avoir à passer par le marché au sens classique du terme, mais seulement en utilisant et en servant leurs réseaux.» Il ajoute : «Les nouveaux riches sont très visibles économiquement, socialement et politiquement.» Et de faire remarquer dans la foulée : «La tripartite, organe de concertation qui réunit le gouvernement, les syndicats des travailleurs et des patrons, est une instance de partage et de repartage de la rente, et non des fruits de la croissance. L’Etat en est tout simplement l’administrateur.» Youcef Benabdallah observe le recours décomplexé au gré à gré comme modalité banalisée de redistribution de la rente : «Jamais période n’a été aussi propice à la corruption et au détournement des deniers publics que celle couverte par les différents programmes présidentiels. Le gré à gré, disposition exceptionnelle du code des marchés publics, est devenu la règle. Elle permet à l’administration d’élargir légalement ses pouvoirs discrétionnaires et de choisir sa clientèle.» Le professeur Benabdallah prévient que ce mode de gouvernance ne permet pas à tous les coups d’acheter la paix sociale : «Il est illusoire de construire ‘‘un pacte économique et social’’ sur la base d’un modèle distributif rentier. La paix sociale, obtenue sans effort, évite les conflits durant la période présente mais les accroît pour la période suivante.» «L’Etat semble avoir abandonné son rôle de ‘‘rentier actif’’ des années 1970 qui consistait en une tentative de transformation de la manne pétrolière en système productif tout en organisant consciemment le dépérissement de la rente. On peut interpréter ainsi le slogan ‘‘semer le pétrole pour récolter le développement’’ de l’époque. On continue à semer le pétrole pour payer une facture d’importation de plus en plus lourde et non solvable.» Youcef Benabdallah avertit : «Il sera difficile pour l’Algérie de recourir, à l’exemple des pays du miracle asiatique, au dumping monétaire et à la modération salariale pour reconquérir des parts sur le marché intérieur et diversifier les exportations sans heurter violemment le front social.» Et de conclure : «Après une expérience de développement de plus de cinquante années, la problématique d’un régime de croissance libéré de la valorisation internationale des hydrocarbures reste entière. La transition d’un ‘‘consensus rentier’’ à un‘‘consensus de croissance’’ est une question qui attend le pays depuis les années 1970.» 

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