lundi 7 mai 2018

«Le pire nous attend en 2019»

Ancien chef de gouvernement (1991-1992) et président du parti du Front démocratique, «agréé de jure et accepté par la loi, mais interdit de facto illégalement par le pouvoir», Sid Ahmed Ghozali craint le pire en 2019, parce que, selon lui, «cette machinerie opaque qui dirige le pays n’aura plus les moyens de faire taire les gens».Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il dresse un tableau pessimiste sur la situation en parlant du mauvais système qui dirige le pays, de Bouteflika, de la succession… - A quelques mois de l'élection présidentielle, la classe politique se mure dans un silence abyssal. Quelle analyse faites-vous de cette situation ? Eclairer l’opinion sur cette situation est une tâche très difficile, parce que cette même opinion est complètement conditionnée, étant donné qu’elle est privée des données les plus élémentaires concernant la vie quotidienne et politique. Est-ce qu’un jour, ce pouvoir, plutôt cette devanture de pouvoir qui n’apparaît pas, a expliqué ses faits et gestes aux citoyens ? Si vous dites la vérité aux gens, ils peuvent se tromper 100 fois, mais ils finiront par revenir à la réalité. Mais, si vous les martelez de mensonges, vous détruirez leur système de pensée. Rappelez-vous comment la Constitution a été manipulée en 2008 pour permettre au Président de briguer un troisième mandat. Vous-mêmes, en tant que journalistes, vous rendiez compte des détails d’une campagne électorale, bien que prévenus et convaincus qu’elle n’en était pas une. Tout est biaisé. On vous braque les projecteurs sur la maladie d’un homme, alors que le vrai malade est le système. La question n’est pas de savoir s’il y aura un 5e mandat ou non, mais plutôt si ce système va changer ou non. C’est cela qui est important. La situation du pays n’est pas bonne, parce que ce système est mauvais. Alors, pourquoi s’attarder sur l’après-Bouteflika ? En 1999, lorsque vous demandiez à des hommes politiques célèbres : pourquoi avoir soutenu Bouteflika ? Leur réponse était cinglante. Ils disaient : «Voyez-vous quelqu’un d’autre ?» Leur réaction n’est pas spontanée. On a décidé de choisir le moins mauvais, disaient-ils. Pour le deuxième mandat, c’était la même chose, le troisième et le quatrième également, et pourquoi pas le cinquième et le sixième ? Mais le problème n’est pas là. Ou bien le système change ou il ne change pas. Dans la situation actuelle, il est certain que si Bouteflika venait à disparaître, à Dieu ne plaise, il y aura toujours un autre Bouteflika qui le remplacera… - Comment sommes-nous arrivés à une telle situation ? Le pouvoir impute nos difficultés à la chute des prix du pétrole et n’a de cesse d’en convaincre. Ce faisant, il a grandement tort. S’il se base sur un faux diagnostic, il n’aura jamais le remède. La situation est mauvaise parce que notre société vit avec une richesse qu’elle n’a pas créée. L’échec du pouvoir politique résulte du fait qu’il n’a pas fait en sorte que nous puissions produire ce dont nous avons besoin. Per capita l’Algérie est le premier importateur de blé dans le monde. Même si le prix du pétrole atteint les 200 dollars, le pouvoir ne fera que masquer la réalité. Dans ces conditions, il y aura à un moment ou à un autre, qui se rapproche de plus en plus, où le gouvernement n’aura plus les moyens artificiels pour faire taire les gens. Tel pays européen exporte des dizaines de milliers de produits et crée des dizaines de milliards de dollars de richesse, mais continue à peiner à joindre les deux bouts. Nous, nous exportons une richesse naturelle unique. Le gouvernement a failli, parce qu’il n’a pas fait en sorte de privilégier et soutenir les énergies créatrices humaines, au moyen de millions d’entreprises individuelles ou artisanales… - Toute cette politique de montage automobile n’est-elle pas, selon vous, une industrie qui encourage les petites et moyennes entreprises ? Cette industrie, entre guillemets, montre la régression fondamentale de l’Algérie. En 1962, nous étions à 4 ou 5 ans du plan de Constantine lancé par le général de Gaulle pour essayer de gagner l’Algérie française. A cette époque, Renault était présent avec une filiale qui faisait la construction et le montage de véhicules avec un taux d’intégration de 40% et feu Houari Boumediène le trouvait insuffisant. Renault est parti et la SNVI avec Berliet ont repris le flambeau et ont atteint un coefficient d’intégration de 70% durant les années 1970. Ce n’est pas la planche à billets qui réglera les problèmes du pays. L’Algérie avait des moyens pour financer ses réformes au moment où le pétrole avait encore une densité stratégique. On peut régler les problèmes de chômage et de dette. Mais d’avoir raté l’occasion de financer les réformes entièrement dédiées au développement des énergies créatrices humaines, durant les dix dernières années, nous fera tomber dans une situation de précarité mortelle. - Votre description de cette situation chaotique rejoint un peu celle de la secrétaire générale du Parti des travailleurs, Louisa Hanoune, qui appelle à une «constituante», comme solution à la crise. Est-ce possible ? En 1962, nous avions commencé par installer une Assemblée constituante et le résultat est là. Proposer une solution institutionnelle à nos problèmes, c’est tomber dans le piège du pouvoir ou alors être son complice. Il s’agit là, d’une supercherie du gouvernement. L’un des cas typiques de cette situation est octobre 1988. Le pays traversait une crise socioéconomique à laquelle le pouvoir a répondu par une nouvelle Constitution, violée constamment à ce jour. J’ai toujours dit qu’on pouvait vivre avec cette Constitution, encore faut-il la respecter d’abord. Or, on invente des solutions virtuelles pour passer un cap difficile et on continue comme avant. En 2012, avec les événements du soi-disant «Printemps» arabe, le Président a commencé par modifier la Constitution. J’avais dit à Abdelkader Bensalah que cette solution était une supercherie. Est-ce à cause de la Constitution qu’il y a le chômage et la corruption ? Ces propositions sont dictées par le pouvoir dans le but d’éviter d’aller vers les vrais problèmes. La maladie du Président n’est pas un problème nouveau. Elle existe depuis 2005. A l’époque déjà, ses capacités physiques étaient très affaiblies. Depuis 4 ou 5 ans, elles se sont considérablement détériorées et les gens ne se demandent même plus qui fait fonctionner le pays. La constituante, comme solution à la crise, a été mise en œuvre en 1962 et en 1989. Résultat : la crise est toujours là. A force de changer la Constitution, elle a fini par perdre de sa valeur. - Etes-vous de ceux qui pensent que le Président a délégué ses pouvoirs à de tierces personnes ou à un cabinet noir ? Les gens se trompent en cherchant les têtes, lorsqu’ils veulent mesurer ou évaluer le pouvoir. Le pays est dirigé et contrôlé par une machinerie très opaque qui ne dépend pas des hommes. Combien de fois avez-vous entendu X est le plus puissant ? Il n’y a pas de plus puissant. Du temps de Boumediène, le régime était autoritaire, pour ne pas dire totalitaire, et reconnu comme tel par l’intéressé lui-même. La situation était claire. C’était lui le patron. Les services de sécurité étaient sa création et il en était le chef. Il avait le pouvoir politique et militaire. Une fois Boumediène décédé, on a basculé vers un régime encore plus autoritaire et opaque… - Comment voyez-vous la sortie de cette crise ? Depuis des décennies, je ne cesse d’appeler à des réformes profondes, pour instaurer l’Etat de droit. Si nous continuons à refuser le changement dans l’ordre, on s’expose au changement dans le désordre… - Un tel changement ne peut se faire qu'avec la participation de la classe politique, qui actuellement semble absente sur le terrain, à commencer par vous-même de moins en moins visible ? Si je suis absent, c’est parce que je suis interdit d’activité. Personne ne peut prétendre représenter une force politique. Celle-ci n’existe pas. Ceux qui sont sur le terrain sont des serviteurs du pouvoir. L’opposition est interdite d’activité. Il est quasiment impossible de faire avancer les choses pour forcer le changement. - Le FFS et le RCD, deux partis de l’opposition, sont quand même sur le terrain et mènent toujours le combat, chacun à sa manière, pour forcer le changement. Pensez-vous qu’ils puissent être serviles comme vous le dites ? Ces deux partis ont une histoire et une autonomie vis-à-vis du pouvoir. Parce qu’ils sont insoumis, ils ont été cassés. Il y a dix ans, le Président avait bien qualifié d’ennemis ceux qui ne partageaient pas son avis, y compris parmi ses ministres. Le système considère que ceux qui ne sont pas avec lui comme étant contre lui. Raison pour laquelle le Front démocratique et Wafa sont interdits d’activité et le FFS et le RCD marginalisés. Comme ce ne sont pas des serviteurs, ils sont devenus ennemis du pouvoir. Ils ne peuvent pas être exclus, parce qu’ils sont implantés dans une région où il est difficile de manipuler le vote. Durant le référendum sur la charte pour la réconciliation, le pouvoir ne s’est même pas gêné de donner un taux de participation de 80%, alors qu’en Kabylie, cette moyenne était de 11%. Etant donné que le vote kabyle est de 25%, il faut que les autres régions du pays aient 105% de taux de participation, pour avoir celui de 80% annoncé par le pouvoir. - Pour la première fois dans l’histoire de l’Algérie, un Président passe les deux tiers de ses quatre mandats successifs affaibli par une lourde maladie. Qu’en dites-vous ? En 1999, j’étais le seul à avoir dit ce que je pensais sur la base d’une connaissance personnelle du Président. Mais personne ne m’a écouté. Aujourd’hui, c’est plus facile de le faire, parce que les résultats sont là. Vous, en tant que citoyenne ou journaliste, vous ne pouvez rien faire. Moi également, je ne peux rien faire. Nous avons en face un pouvoir qui a tous les moyens pour agir et gagner. Je pense que le pire nous attend en 2019-20. Nos ressources vont diminuer davantage. C’est mathématique. Redresser la situation ne peut se faire du jour au lendemain. C’est un processus d’au moins dix ans. On aurait pu le faire, durant la décennie écoulée, lorsqu’il y avait de l’argent. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. C’est trop tard. Donc, je peux vous dire que 2019 sera plus mauvaise que 2018, et 2020 encore pire que 2019. La réforme est une action de longue haleine, qui nécessite un changement de mentalité du régime. Pourquoi Boumediène, qui n’était pas aimé par tout le monde, était respecté de tous ? Pourtant, il ne parlait jamais de démocratie. Il est venu au pouvoir en destituant un chef d’Etat, l’a mis en prison, gelé la Constitution, dissous l’Assemblée nationale, s’est autoproclamé officiellement détenteur du pouvoir révolutionnaire au nom duquel il a signé toutes les lois de 1965 à 1976. Il était autoritaire et l’assumait. En plus, il a convaincu les Algériens du fait qu’il s’occupait de tous leurs problèmes. Je ne suis pas en train d’exprimer une nostalgie de Boumediène, mais de comparer son système à celui de Bouteflika. Il y a trois conditions à réunir pour construire l’espoir de survivre : la participation de la société, le respect des lois, et la responsabilité. Or, nous vivons dans l’irresponsabilité et l’arbitraire. Pour moi, c’est le système qu’il faut incriminer. Bouteflika en est à son 18e gouvernement. Cela prouve qu’il n’y a pas de gouvernement, parce que le système est mauvais… - En cas d’élection ouverte et de garanties de transparence, allez-vous vous présenter ? D’abord, l’hypothèse est extrêmement théorique. Je suis venu au gouvernement à l’âge de 26 ans. Vous me direz qu’à l’époque, l’Algérie n’avait pas le choix. Mais à cette époque, elle avait parié sur les jeunes. Paradoxalement, c’est cette génération qui est en train de s’éterniser dans les postes de commandement. Je me sens en pleine forme et j’ai toutes mes facultés intellectuelles. Mais on me regarde comme quelqu’un qui appartient au pouvoir, parce que le système, faute de discréditer les idées, discrédite la personne. J’ai beaucoup de supporters, mais j’estime que les jeunes doivent avoir leur chance. Mon temps est passé. C’est terminé… - Devrions-vous comprendre que vous abandonnez la politique ? Je n’ai pas l’intention d’abandonner la politique. Mais je pense que le moment est venu pour céder la place. Pour moi, c’est déjà fait depuis 25 ans. Notre génération a lamentablement échoué. La première chose que devra faire le nouveau chef d’Etat, c’est de regagner l’écoute des Algériens. J’étais le plus jeune au gouvernement. Cela m’a donné la chance de connaître la réalité politique très jeune, c’est-à-dire faite de bassesse et de dérision. J’étais d’ailleurs le seul à avoir démissionné au lendemain du coup d’Etat du 19 juin 1965. Les perspectives font craindre le chaos. Si je reviens au pouvoir et 6 mois après, c’est ce chaos qui se produit, que vais-je dire aux Algériens ? Ma génération a fait des choses magnifiques. En 1962, nous étions 500 étudiants algériens. Aujourd’hui, ce sont 11 millions d’Algériennes et d’Algériens qui fréquentent les bancs des écoles, des lycées, des collèges et des universités. Dans certains domaines, il y a eu des avancées considérables, dans d’autres, l’échec est lamentable. L’Algérie est le seul pays au monde qui dépend d’une richesse qu’il n’a pas créée. Des milliers de cadres ont été formés certes, mais nous avons lamentablement échoué dans l’édification d’un Etat de droit. D’après vous, qui est le chef du gouvernement ? La Constitution de 1989 avait séparé la fonction du Président de celle du gouvernement, comptable uniquement devant le Parlement. Lorsque Bouteflika est venu, il a commencé par nommer son premier gouvernement, tout en déclarant publiquement : «Le gouvernement, c’est moi.» Quelque temps après, il a amendé la Constitution pour la rendre conforme à ses décisions. Est-ce la Constitution qui posait problème ou le système qui dirige le pays ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire