Nous sommes le 8 Mai 1945. Il y a 73 ans. Le monde libre fête la capitulation de l’Allemagne nazie. Ce jour-là, la démocratie prend le dessus sur la barbarie. Le 8 Mai 1945, partout en Algérie, on célèbre dans la liesse la défaite de l’Allemagne d’Hitler et de la France de Vichy. A Sétif, dès le petit matin, la foule envahit les rues. En tête du défilé, les Scouts musulmans algériens (SMA) et les drapeaux des Alliés. Des pancartes portant les slogans : «A bas le fascisme et le colonialisme», «Nous voulons être égaux», «Vive l’Algérie libre et indépendante», «Libérez Messali», surgissent, rappelant les engagements de la France et des Alliés ayant promis d’accorder des droits et l’accession à la citoyenneté pour tous. A la vue du drapeau algérien, la police s’énerve, actionne le plan des autorités françaises n’appréciant guère ces signes d’indépendance et réclame la confiscation du drapeau algérien. La manifestation pacifique va alors déborder, lorsqu’un policier français tire sur le jeune Saal Bouzid (26 ans), un tir fatal. Du coup, les manifestants sont pris de panique et des émeutes éclatent. La réaction des Algériens est violente. La répression sera féroce et sans pitié. Le 8 Mai, les jours et les semaines qui ont suivi, l’armée se livrera à Sétif à l’un des pires excès de l’occupation coloniale. A ce propos, le Courrier d'Algérie écrivait le 26 mai 1946 : «Jamais depuis l’an 1842 et le maréchal de Saint Arnaud, l’Algérie n’avait connu, même aux jours les plus sombres de son histoire, de répression plus féroce contre un peuple sans défense… Sur les routes, à travers les sentiers, dans les champs, dans les rivières et dans les ravins, ce n’était partout que des cadavres entrouverts où s’engouffrait la gueule sanglante de chiens affamés, cadavres puant sous le croassement lugubre de charognards tournant en rond…» (1) Des représailles disproportionnées et punitives vont alors avoir lieu. Des villages sont brûlés et rasés, des populations exterminées en masse, sans distinction, dans un rayon de 80 à 100 km autour de Sétif. Pendant plusieurs semaines, l’armée française, aidée par des colons (le cercle des privilégiés), se livrera à des massacres terribles, entraînant la mort de milliers d’Algériens dans de nombreuses localités du Nord Constantinois, principalement dans les régions de Sétif, Béjaïa, Guelma, Mila et Jijel. Perpétré à huis à clos, le terrible massacre de Mai 1945 demeure, 73 ans après, méconnu. Pour travestir l’histoire et maquiller la vérité, les défenseurs de la mémoire coloniale essayent d’inverser les rôles et d’effacer d’un trait les crimes commis par les milices et l’armée et la légion étrangère, les principaux responsables de la boucherie, dont les traces demeurent indélébiles à Bouandas, Kherrata, Ziama Mansouriah, Beni Aziz , Beni Bezez, ElYachir, Aïn Abassa, Oued El Berd, Aïn El Kebira, Amoucha, Aïn Roua, pour ne citer que ces lieux où la mémoire des victimes et de leurs descendants fait face aux aléas du temps. Pour renvoyer aux calendes grecques les revendications d’émancipation et d’indépendance des Algériens qui ont payé un lourd tribut au cours de la Deuxième Guerre mondiale, dont la fin est imminente, l’administration trouve la parade. Pour «maintenir l’ordre en Algérie» et crever l’abcès, elle prend des dispositions, mobilise ses troupes, engage des «exercices» militaires, demande aux Alliés (britanniques et américains) des avions et des bombes antipersonnel pour l’attaque au sol.(2) Les écoliers non épargnés Selon des historiens algériens et français, l’ordre public a été rétabli en deux jours. Les «troubles» ont été matés entre les 8 et 10 mai. Mais la répression ne s’est pas pour autant arrêtée. Dans sa folie, celle-ci n’épargne pas de petits écoliers qui ont «osé», ce jour-là, boycotter le défilé officiel. Sur ordre de l’inspection académique, trois élèves (Oumamar Abderahmane, Righi Smain et Kaldi Cherif) de «l’école des indigènes» de Bordj Bou Arréridj ont été exclus par M. Garonnat, le directeur de l’établissement. Ressemblant à la situation des 17 garçons du collège Eugène Albertini de Sétif (actuellement Mohamed Kerouani), le cas de ces trois écoliers que nous publions pour la première fois montre clairement les intentions des auteurs et des commanditaires du complot de Mai 1945. Dire que des thèses sérieuses et crédibles attestent que les Algériens n’avaient, ce jour-là et les jours suivants aucune intention belliqueuse, le commissaire Bergé qui n’a pu accomplir sa mission est formel : «S’il s’était agi d’une insurrection, peu de Français en auraient échappé... Tout cela n’a été qu’une succession de ‘‘mouvements locaux maladroits’ de musulmans en cohue, armés de façon hétéroclite, sans objectif précis.»(3) En plus de la répression féroce et du typhus, la famine s’est mise de la partie. La malnutrition et le manque de calories ont achevé des familles entières du pays profond. Le rapport (n°1.595 du 6 mars 1946) du commissaire principal, chef de la police des renseignements généraux du district de Constantine, donne un petit aperçu d’une situation dramatique. Nous vous livrons un extrait d’un document gardé au secret des décennies durant. «Il est à noter en outre que la région de Périgotville (Ain El Kebira) souffre particulièrement. Les sauterelles, la grêle, les dégâts commis par les militaires pendant la répression ont anéanti les récoltes et le cheptel. Cette région, qui parvenait à se suffire elle-même, offre actuellement un spectacle de désolation. Le ravitaillement vient entièrement de Sétif. La dernière attribution d’orge du jeudi 28 février 1946, allouée aux indigènes n’était que de 3 kilos au lieu de 6 kilos 500. La famine règne, des indigènes meurent journellement, par manque de nourriture. Il serait temps que l’on vienne en aide à ces populations miséreuses. Certes, des soupes populaires sont distribuées quotidiennement, mais bien de ces miséreux accomplissent de longs trajets pour obtenir une assiette de soupe. Les calories distribuées sont loin de compenser l’effort fourni. Tout cela accentue le malaise qui règne sur la région.» Décidée à étouffer une population indigène déjà anéantie par la répression, la famine, le marché noir et la sécheresse et le typhus, l’administration coloniale refuse toute forme d’apaisement. En réponse à la lettre du maire (Gaston Lleu) de Bordj Bou Arréridj qui n’a connu aucun incident grave le 8 mai 1945, préconisant des mesures de clémence et d’apaisement, le sous-préfet oppose un niet. Transmise au préfet de Constantine (une nouvelle pièce), la correspondance du 5 août 1945 ne prête à aucune équivoque. Pour l’illustration, nous en livrons un extrait : «J’ai l’honneur de vous faire connaître que je ne partage pas l’avis de M. le maire de Bordj Bou Arrérridj et j’estime qu’il est encore trop tôt pour envisager des mesures de clémence en faveur de ceux qui se sont trouvés compromis lors événements du 8 mai et les jours suivants. Si le calme est rétabli, l’état d’esprit n’est pas bon, surtout dans les villes et parmi les prisonniers libérés et rapatriés…». Drame multiforme Faisant encore et toujours l’objet d’une interminable polémique, le sujet inhérent aux dégâts causés aux indigènes n’est pas «occulté» par le gouverneur général d’Algérie, Yves Chataigneu. A travers la missive (n°628/ADC du 30 juin 1945), le gouverneur demande au préfet de Constantine un inventaire. Nous publions pour la première fois une partie de la correspondance : «Les événements sanglants provoqués dans le département de Constantine par les soi-disant nationalistes, le 8 mai et les jours suivants, m’ont conduit à prendre, contre les fauteurs des troubles nuisibles à la souveraineté française, des dispositions de sécurité militaire et des mesures privatives de liberté individuelle. L’ordre a été rétabli. Les tribunaux saisis des faits graves et patents poursuivent les instructions nécessaires et appliquent aux coupables les sanctions des lois de la République. Je tiens à vous rappeler que de leur côté, tous les agents de l’autorité doivent se soumettre personnellement à la stricte observation des lois et veiller à ce qu’il n’y soit dérogé. Ils ont à rendre compte également des initiatives et des actes illégaux qu’ils ont pris ou tolérés. Vous devez non seulement assurer à chacun les garanties de liberté individuelle qui lui reviennent mais encore rechercher les atteintes qui y auraient été portées dans la limite de votre compétence, me rendre compte des enquêtes que vous aurez effectuées à ce sujet et me proposer des sanctions. Nul individu, nul groupe, n’est fondé à se substituer à une autorité de fait à celle que vous tenez de la loi, à s’arroger les prérogatives qui vous appartiennent, à se faire justice, à exercer des représailles contre les personnes dont il aurait subi un dommage, d’effectuer des reprises sur les biens de ces personnes. Je veux connaître par retour du courrier : 1) Le nombre des arrestations judiciaires opérées depuis le 8 mai et les noms des individus déférés depuis cette date à la justice militaire. 2) Le nombre et l’identité des individus placés depuis la même date en résidence forcée, en internement par sanction et en internement par prévention. 3) Le nombre et l’identité des individus ayant fait l’objet d’une mesure privative de liberté et de libérés. 4) Le nombre et l’identité des individus arrêtés par l’autorité militaire. 5) Le nombre et l’identité des membres des partis soi-disant nationalistes arrêtés et de ceux mis à la disposition de la justice militaire…» Malheureusement, la directive du Gouverneur général n’a pas obtenu les résultats escomptés. D’autant que les différents services du préfet de Constantine Lestrade Carbonnel n’ont pas fait le travail en entier. Craignant sans doute le tribunal de l’histoire, ils (les fonctionnaires et administrateurs des éléments clés dans l’équation) se sont contentés de rapports erronés, ne reflétant en aucune manière l’ampleur d’un drame qui n’a pas divulgué tous ses secrets, 73 ans après. 1- Mahfoud Kaddache in Histoire de nationalisme algérien (Tome II page717) 2- L’hebdomadaire Français du 16 septembre 2010 (n°1983 Pp. 80-81) 3- Jean-louis Planche, Sétif 1945, Histoire d’un massacre annoncé (p.156)
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