mardi 3 avril 2018

«Ces informations qui touchent à l’identité des personnes peuvent servir pour contrôler les justiciables»

Avocat au long parcours, Me Khaled Bourayou évoque les nombreuses affaires qu’il a eu à défendre, comme celle du général à la retraite Hocine Benhadid, ou encore, la plus récente, celle de l’écrivain Rachid Boudjedra. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il parle également du «crime de lèse- caste», de la justice «des deux poids deux mesures» et souligne que c’est un «leurre ou une ignorance que de dire que la justice de ce pays est indépendante». Entretien réalisé par Salima Tlemçani Presqu'une année après, la procédure relative à la plainte de l’écrivain Rachid Boudjedra contre la chaîne de télévision privée Ennahar s’est enclenchée, puisque jeudi dernier, le responsable a été entendu en tant que témoin. Comment expliquer un tel retard dans le traitement de cette affaire ? Cette affaire est effectivement étonnante. Comment une plainte aussi bien structurée reposant sur des faits avérés et attitudes en violation avec la morale et l’éthique, ayant ému les téléspectateurs et suscité la réprobation de la société civile, la solidarité des intellectuels et du frère du président de la République, allant jusqu’à la qualifier d’«ignominie», puisse attendre plusieurs mois avant que la procédure ne s’enclenche ? Je trouve étonnant aussi que le premier responsable de cette chaîne, en l’occurrence Anis Rahmani, soit entendu en tant que témoin.Cela veut dire que le procureur n’a pas jugé nécessaire de faire une réquisition d’inculpation et de poursuites contre Anis Rahmani. Cela veut-il dire qu’il n’a pas jugé suffisantes les preuves contenues dans l’émission télévisée, où Rachid Boudjedra apparaît complètement terrorisé et faisant l’objet d’un véritable guet-apens ? Lorsque le ministère public a entre les mains une plainte, où les faits sont avérés, l’infraction commise, l’auteur connu, de manière générale lorsque la plainte est suffisamment précise tant sur les faits que sur l’identité des auteurs, sans compter les préjudices résultant de l’infraction, le procureur demande l’inculpation du mis en cause. Par contre, lorsqu’une plainte est insuffisamment motivée et contient des doutes sur l’auteur de l’infraction, ou n’évoque pas suffisamment les éléments constitutifs de celle-ci, le ministère public préfère demander l’ouverture d’une enquête… Mais nous ne sommes pas dans ce cas…. Si le ministère public a demandé une enquête, c’est qu’il considère que les faits sont insuffisamment motivés. C’est exceptionnel que le procureur puisse agir de la sorte. Depuis la loi de 1990, le ministère public demande à chaque fois l’inculpation du journaliste, quel que soit le contenu de la plainte portée contre lui. Je suis formel. J’ai les statistiques concernant El Watan, Liberté, Le Soir d’Algérie, et El Khabar. A chaque fois, le ministère requiert l’inculpation et quand il y a un non-lieu, il fait appel, et la chambre d’accusation n’a jamais confirmé. En agissant ainsi, le ministère public ne semble pas faire un usage clair des procédures. D’ailleurs, l’audition d’Anis Rahmani était précédée d’un communiqué, donnant publicité à cette affaire. Il y a manifestement une politisation de l’affaire. Comme cela a été le cas pour le général à la retraite Hocine Benhadid ? Exactement. Je dirais mieux. Dans le cas de Benhadid, c’est sur ordre du procureur que ce dernier a été arrêté en pleine autoroute, conduit à la brigade de recherche de la gendarmerie de Bab Jdid pour être entendu, et placé sous mandat de dépôt à 1h, sans qu’il y ait une convocation de la police judiciaire. Comparez les deux affaires. L’une est d’une célérité incroyable, alors qu’il n’y avait pas de plainte, et l’autre, qui prend un cours très long de la justice pour faire oublier l’affaire, et je dirais même que s’il n’y avait pas le mois de Ramadhan qui approche, elle serait encore dans les tiroirs. C’est quand même étonnant que le ministère public soit tolérant vis-à-vis des uns et sévère vis-à-vis des autres. L’affaire du défunt journaliste Mohamed Tamalt est, à ce titre, révélatrice et nous ramène à la question fondamentale de l’application de la loi lorsqu’il s’agit des délits et des peines. Avec la politisation des affaires, le ministère public fait un très mauvais usage de la loi. On diabolise les affaires par le biais d’une technique d’application de la loi à travers la qualification pénale. Par zèle, la justice fait application de l’article 144 du code pénal, relatif à l’offense au président de la République, alors que ce dernier l’a dépénalisé en ce qui le concerne. S’agissant des délits de presse qui se caractérisent par le critère de la publicité qui les distingue de l’outrage, on a appliqué l'article 144 contre un journaliste mort en détention et contre le général à la retraite Hocine Benhadid. Que cherche-t-on derrière cela ? N’y a-t-il pas une volonté de protéger une caste du pouvoir dans l’application de cet article ? Dans ce pays, il y a là un crime de lèse-caste. Tout comme l’article 144 qu’on applique, comme vous le dites, contre le crime de lèse-caste, ne sommes-nous pas dans la même logique avec le délit de «violation des consignes militaires» pour lequel de nombreux officiers, dont le général Hassan, ont été poursuivis et condamnés à des peines de prison ? En fait, tout ce qui n’a pas de rapport avec les incriminations militaires est versé dans «la violation des consignes» et dans la justice civile, tout est renvoyé à d’autres questions. Le jeune lieutenant poursuivi dans l’affaire de la résidence présidentielle de Zéralda a été jugé par le tribunal militaire de Constantine, pour «violation des consignes militaires», parce que, dit-on, il n’a pas respecté les consignes de son chef. Or, celui-ci, cité en tant que témoin au procès, était incapable de citer une seule consigne à donner à son subordonné. Cette question a été déterminante dans le procès et dont les conséquences n’ont épargné ni le ministère public, ni le procureur, ni le juge, qui ont été relevés de leurs postes. Ce que vous soulevez ne prouve-t-il pas que nous sommes loin de la consécration de l’Etat de droit, du respect des libertés et de l’indépendance de la justice ? C’est un leurre ou une ignorance que de dire que la justice de ce pays est indépendante. La justice est le levier avec lequel l’Exécutif conduit sa politique et protège ses hommes… Le ministre de la Justice ne cesse de défendre la réforme de la justice qui, selon lui, a consacré l’Etat de droit… Les réformes sont certes louables et restent de par leur nouveauté sujettes à la pratique sur le terrain et nous pouvons déjà dire que la réforme de février 2015 s’est avérée dans son application, sur le plan du droit et de la procédure en deçà des attentes et des ambitions. La comparution immédiate qui, sous le prétexte d’accélérer le cours de la justice, s’est avérée sur le plan strictement du droit une catastrophe. En France, la comparution immédiate est une juridiction, alors que chez nous, c’est une procédure qui s’inscrit dans l’horrible perception de la justice algérienne, où toutes les réformes visent à gagner du temps. Je m’explique. Dans la comparution immédiate, c’est le PV (procès-verbal) de la police qui devient l’acte d’accusation. Il s’impose au procureur, lequel l’impose au juge, alors qu’en matière de procédure pénale, le PV de police n’a aucune valeur et est pris à titre indicatif. Vous vous imaginez les implications d’une telle perception ? Aujourd’hui, le juge n’a de preuve que le rapport de police. Le rôle de la consécration de l’extension du droit de la défense lors de l’enquête préliminaire n’a pas produit ses effets. Nous avons mis 56 ans pour qu’enfin un avocat puisse poser directement des questions à l’accusé lors d’un procès et mettre les dossiers en dehors de la salle de délibération. Finalement, on n’arrive pas à se départir de cette perception qui a détruit la justice en tant que système et en tant que valeur, ainsi que l’autorité de l’Etat, puisque l’Inspection générale devient le censeur de la justice. L’Inspection générale contrôle les décisions de justice et soumet à son autorité les manquements des magistrats tant au plan de la prise en charge du dossier que dans celui de la décision. On fait de la justice beaucoup plus un centre de production de décision et de jugement, au détriment de la qualité. Toutes les affaires sont ramenées à la loi du nombre au lieu de celle de la qualité. Cette loi des statistiques éreinte et use les magistrats, notamment dans une ville comme la capitale. Ils sont fatigués. Je ne comprends pas comment un délibéré peut être prononcé en une ou deux semaines ! Je sais qu’il y a d’excellents magistrats qui peuvent faire un travail de qualité, mais ils n’ont pas le temps de rendre une bonne décision… Il y a quelques jours le Parlement a adopté une loi sur les données personnelles et le casier judiciaire pour les personnes physiques et morales. Ne craint-on pas une mauvaise utilisation de ces données, sachant qu’elles sont à disposition des juges, du ministère de l’Intérieur et des services de sécurité ? Une telle loi suppose l’existence d’une administration forte et solide à même de préserver les données personnelles de chaque citoyen. Or, moi-même, j’ai traité énormément d’affaires de citation directe contre des journalistes et je peux vous dire que l’identité de ces derniers et surtout des directeurs des publications était connue bien avant la plainte. Ces informations qui touchent à l’identité des personnes peuvent servir à l’administration pour contrôler les justiciables. Si cette loi n’est pas renforcée par des dispositifs qui doivent s’étendre à tous les secteurs environnants, à savoir celui de la police et de l’administration, de la justice, elle ne peut pas produire l’effet escompté. Avec une administration au service des puissants, cette loi ne peut pas être efficace et  de ce fait ne peut garantir le respect des libertés individuelles. La présence de juges au sein de cette autorité qui gère ces données peut-elle être suffisante pour garantir la protection de ces informations personnelles ? Vous avez l’exemple de la commission de contrôle des élections. Elle est composée de magistrats, pourtant cela n’a pas empêché la fraude. La crédibilité ne se construit pas par la qualité du juge. C’est l’organe de l’administration qui donne cette crédibilité. Que peut faire le juge dans un dispositif bien huilé, où son rôle est considérablement limité ? Un système de contrôle est lié à l’efficience d’une administration censée être solide, efficace et juste. Plusieurs commissions composées de juges et de personnalités ont été créées pour lutter contre la corruption. Mais ont-elles été en mesure d’atteindre les objectifs assignés ? A mon avis, il faut laisser le juge en dehors de ces instances tant que le système judiciaire reste inféodé au pouvoir exécutif et tant que la responsabilité de ce même magistrat est limitée, et que la justice demeure un instrument du pouvoir exécutif. La justice c’est aussi les avocats, ces usagers du droit, représentés par une Union des barreaux qui s’est déclarée, lors de la Journée nationale de l’avocat, satisfaite des réformes. Qu’en est-il au juste ? L’Union des barreaux est à l’image de ses bâtonniers, dont le dernier cumule plusieurs mandats d’une durée d’au moins 15 ans. D’ailleurs un amendement du statut de la profession d’avocat pour interdire l’extension des mandats, afin de les limiter à deux seulement, serait bénéfique pour la corporation…

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