jeudi 3 mai 2018

Journée mondiale de la liberté de la presse Survivre malgré les pressions

Si la presse papier venait à mourir, ce n’est certainement pas le numérique qui l’aura tuée, mais les tenants du pouvoir qui, pendant longtemps, se sont servis de la liberté de la presse pour garnir la devanture d’une gouvernance laide et autoritaire. On célèbre, aujourd’hui, la Journée mondiale de la liberté de la presse. Plus que dans d’autres pays, cette dernière est mise à mal. Sa célébration intervient dans un contexte de crise, 28 ans après l’ouverture médiatique décidée en avril 1990. Si la presse libre a connu ses moments de gloire, de liberté que les femmes et les hommes de la profession ont défendue au prix de leur vie, 100 d’entre eux ont été assassinés par le terrorisme, et des moments de répression féroce, emprisonnement de journalistes, suspension et fermeture de certains titres de la presse, jamais elle n’a connu d’aussi grandes difficultés que celles qu’elle traverse aujourd’hui. Elle est plus menacée qu’elle ne l’a jamais été. Les marges de liberté se rétrécissent de plus en plus, et les poches de résistance qui demeurent encore doivent puiser dans leurs dernières ressources pour pouvoir échapper à une extinction certaine. Le ministre de la Communication, Djamel Kaouane, ne cesse de le répéter depuis sa nomination, la presse papier n’a plus d’avenir. Ses sorties médiatiques sonnent comme un mode d’emploi, un programme qui cible les journaux qui dérangent. Ainsi, décrète-t-il, son devenir est le numérique et devrait de ce fait repenser son modèle économique. Il est vrai que la presse électronique s’est imposée dans le paysage médiatique, et s’imposera inéluctablement encore plus mais pas au point quand même de tuer d’une mort subite le print. De récentes expériences dans le monde ont démontré bien le contraire, grâce à une intelligente synergie entre le papier et le web. Seulement en Algérie, la problématique est d’emblée faussée, pour plusieurs raisons. Si la presse papier venait à mourir, ce n’est certainement pas le numérique qui l’aura tuée, mais les tenants du pouvoir qui, pendant longtemps, se sont servis de la liberté de la presse pour garnir la devanture d’une gouvernance laide et autoritaire. Depuis quelques années, les moyens d’étouffement de la presse libre ont évolué, voire totalement changé. La mise à mort par l’arme économique. Ce sont les ressources financières de certains journaux qui sont prises pour cibles. Et l’on ne s’en cache même plus. C’est l’ancien ministre de la Communication, Hamid Grine, qui avait lancé les hostilités en menant en son temps une dangereuse campagne contre les journaux El Khabar et El Watan à travers des pressions sur un groupe de grands annonceurs privés en Algérie, entre autres l’opérateur de téléphonie mobile Djezzy, où Hamid Grine était en charge de la communication avant de devenir ministre. La menace par redressement fiscale n’avait pas manqué de produire l’effet immédiat en plongeant les rédactions dans une interminable crise. Nul besoin d’un rappel, les annonceurs continuent à éviter de placer leur publicité dans les journaux montrés du doigt. Comme quoi il n’y a pas que les effets de la crise économique, qui secoue le pays depuis la chute en 2014 des prix du pétrole, qui sont responsables des problèmes que vit la presse. La crise s’avère être le prétexte qui cache mal la volonté d’étouffer financièrement certains journaux. Mieux, le pouvoir a plusieurs fers au feu. En plus des pressions exercées sur les annonceurs, la machine fiscale et parafiscale se déroule elle comme un rouleau compresseur sur les entreprises de presse jusqu’à l’asphyxie. La publicité provenant de sociétés étrangères établies en Algérie est soumise à une TVA de 29%. 10% de plus que la norme nationale, qui est de 19% depuis janvier 2017. Les journaux payent aussi 2% de leur chiffre d’affaires en guise de taxe sur l’activité professionnelle (TAP). Une autre taxe de 2% est destinée à la formation professionnelle. 2% sur la formation, 1% versé au Trésor pour financer l’art et le cinéma. Sans oublier bien sûr les 26% d’impôt sur le bénéfice de la société et 10% sur les bénéfices distribués. La parafiscalité vient alourdir le fardeau. 35% de la masse salariale brute va à la Caisse nationale d’assurances sociales (CNAS) ; 9% sont à la charge de l’employé et 26% à la charge de l’employeur. Rares sont les entreprises qui peuvent survivre dans pareil étouffoir, encore moins une entreprise de presse. Comment le pouvoir amplifie les effets de la crise et entretient ses soutiens La pression sur les annonceurs et la pression fiscale sont deux leviers importants actionnés pour mettre à genoux les journaux qui refusent de rentrer dans le rang. Mais pas seulement, tout un plan a été mis en place pour le parasitage du champ médiatique par la création de plus de 160 titres, majoritairement des quotidiens sans ligne éditoriale. Favorisé par l’ancien officier du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), le colonel Fawzi, la création de ces dizaines de titres avait un rôle et des objectifs : noyer le champ médiatique dans une médiocrité indescriptible, siphonner la manne publicitaire provenant de l’ANEP et bien évidemment entretenir une clientèle, au détriment des journaux bien en place avec un projet éditorial clair. Une situation qui a permis à des journaux à tirage squelettique d’engranger à leurs propriétaires des sommes vertigineuses. Si La tribune des lecteurs déclarait en moyenne un chiffre d’affaires de 7 milliards de centimes (sources e-bourse), «El Adjoua a amassé en deux ans, entre janvier 2011 et septembre 2012, plus de 113 milliards de centimes (l’équivalent de 5 milliards par mois) en guise de publicité», (source : Algérie Patriotique). Le site Dzair Presse a, par ailleurs, révélé dernièrement, sans que l’information ne soit démentie, que deux journaux régionaux, en l’occurrence El Balagh et El Balagh Erriadi, édités à Oran, appartenant au fils de Rabah Madjer, «ont bénéficié d’une somme de 600 milliards de centimes en quatre ans», représentant les encarts publicitaires distribués par l’ANEP. La manne contrôlée par l’ANEP est énorme, mais il est impossible de connaître son volume. Lorsque nous avons tenté d'en savoir un peu plus sur la question pour rendre compte de la situation de la presse aujourd’hui, nous avons buté sur un mur de silence. Son directeur par intérim a décliné gentiment notre sollicitation, le responsable de la régie presse a fait de même. Pourquoi des statistiques sur la distribution de la manne publicitaire relèveraient-elles du secret d’Etat ? Une gestion transparente mettra assurément à nu les pratiques du pouvoir, ses visées envers la presse indépendante. Ce qui explique l’écran de fumée qui règne sur le secteur des médias. Au summum de la crise économique qu’a eu à traverser le pays durant les années 1990, la presse n’a jamais connu pareille crise. Si 62 titres ont mis la clé sous le paillasson depuis 2014, plus de 140 continuent à vivre de la rente publicitaire étatique, une sorte de prime à l’allégeance, à l’opportunisme et à l’avidité du gain facile. Combien coûte cette presse parasitaire à l’Etat ? Aucun bilan n’est fait pour éclairer notre lanterne. Faut-il contourner l’omerta officielle pour lire les dessous de la carte médiatique nationale ? Comme chercher l’information dans les bilans des entreprises qui constituent le circuit de la production de la presse : les bilans de certains journaux, ceux des imprimeries de l’Etat et enfin ceux du fournisseur officiel du papier journal, Alpap en l’occurrence. Les dettes de plusieurs titres auprès des imprimeries sont importantes, avait avoué sur les ondes de la Radio nationale le ministre de la Communication, Djamel Kaouane, sans aller dans le détail. Le journal Echorouk devrait à lui seul aux imprimeries de l’Etat plusieurs milliards de centimes, sans compter sa dette fiscale qui s’élève à plus de 110 milliards de centimes. C'est peut-être de lui que le ministre parlait, lorsqu’il a dit : «Il a aussi un autre titre de noblesse, c'est d'avoir les créances les plus élevées dans la presse.» Sans compter les dettes d’autres journaux ayant déposé le bilan et qui ont laissé une ardoise très salée. Selon des statistiques publiées en 2009, et qui n’ont pas tellement évolué, les créances des imprimeries publiques s’élevaient à plus de 329 milliards de centimes. La Simpral vient en première position avec des créances cumulées de 866 266 585,76 DA, suivie par la Société d'impression d'Oran avec 855 246 299,32 DA, la SIA avec 768 539 820,56 DA, la SIE avec 662 498 972,91 DA et enfin l'Enap avec 142 597 437,75 DA. Une situation qui a conduit à l’impasse au niveau du fournisseur du papier journal, qui n’arrive pas à recouvrer ses créances auprès des imprimeries publiques pénalisées par les dettes des journaux. Selon des sources provenant du Registre national du commerce, les créances d’Alpap s’élèveraient à plus de 300 milliards de centimes, dont 95 milliards sont considérés comme étant irrécouvrables. Ainsi est la spirale de crise alimentée par une gestion qui n’obéit à aucune norme du secteur des médias. L’Etat paie en effet à prix fort ses soutiens médiatiques pour polluer la presse libre, la noyer, l’étouffer financièrement et la discréditer.         

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