Considérée comme un fruit exotique et rare, voire inaccessible il y a encore une dizaine d’années, la fraise est devenue un fruit aussi disponible et populaire que l’orange et la datte pour les foyers algériens, et ce, grâce à une production sous serre de plus en plus importante et qui fait son apparition dès les premiers signes du printemps et s’offre à toutes les bourses l Mais cette intensification de culture dont la wilaya de Jijel est le modèle — contrebalancée par la fraise historique et bio de Skikda — pose aujourd’hui deux problématiques : celle de l’organisation de la filière et celle de la qualité du fruit, notamment face aux soupçons motivés par les «triturations» chimiques. Eclairage. La fièvre «fraisière» qui s’est emparée du pays ces dernières années ne semble pas trop influer sur l’attrait que suscite encore la fraise autochtone de Skikda, «Lemkerkba» (La dodue), comme la dénomment ses producteurs. En dépit d’une rude concurrence en termes de production, la fraise locale, forte de son histoire, de son mode de culture et de ses saveurs, reste la plus appréciée. «L’arrivée massive d’autres variétés de fraises cultivées sous serres sur le marché local a certainement profité économiquement aux consommateurs, même si les Skikdis disent ne pas retrouver les mêmes saveurs, voire les caractéristiques physiques de la fraise locale», estime-t-on. Il est vrai qu’avec leur impressionnant gabarit, les fraises des serres font presque trois fois le volume de «Lemkerkba» sans pour autant égaler ses valeurs gustatives et aromatiques. Le secret de cette suprématie réside dans les propres caractéristiques de la fraise de Skikda, forte de son parfum, de l’abondance de son jus et de l’absence de toute acidité qu’elle neutralise par un taux de sucre assez élevé. L’autre secret de cette fraise, c’est qu’elle ne peut être multipliée que par le repiquage des stolons (organes de multiplication) et jamais par des ensemencements puisque les graines de «Lemkerkba» n’existent pas. «C’est une fraise bio par excellence. Conduite à sec, elle est cultivée en plein champ, sans aucun apport en intrants chimiques», juge Hammoudi Laïb, président de l’association des producteurs de la fraise de la wilaya de Skikda. Le non-recours aux produits phytosanitaires est dû, entre autres, à l’acclimatation des plants aux terres cultivées voilà déjà plus d’un siècle et aussi au fait que les 500 familles qui cultivent cette variété locale ne peuvent pas se permettre, financièrement, d’acheter des intrants additifs. Un mal qui fait du bien. Il est vrai aussi que la fraise de Skikda reste l’une des rares au monde à être encore cultivée de manière traditionnelle, menée essentiellement par les femmes qui assurent les travaux de binage et des fois de cueillette dans des conditions très pénibles. Occupant des sols des versants marins allant de Stora jusqu’à Oued Bibi, les 300 hectares des superficies cultivées se nichent toutes sur des terres en pente. La fraise locale a fini par s’acclimater à ces sols, riches en humus et en éléments minéraux, en plus de la fraîcheur de l’air marin. La face cachée du fruit Un véritable biotope qui a grandement contribué à sa pérennité et lui a surtout permis de résister en dépit de l’introduction de nouvelles variétés. En 1970 déjà, les services agricoles avaient introduit à Skikda deux nouvelles variétés de moindre qualité, la «Tioga» et la «Douglas», qu’on a tenté de fructifier en les implantant sur les mêmes terres de «Lemkerkba», avant d’importer en 2011 deux autres variétés, la «Selva» et la «Cama Rosa». Ces variétés, tout comme l’implantation d’une autre fraise menée sous serres sur 6 hectares à Collo, ne parviendront pas pour autant à détrôner la fraise originelle qui, à ce jour, continue d’occuper plus de 80% des terres cultivées. La culture de la fraise locale faisait vivre, il y a quelques années, seulement un peu plus de 500 familles et autant de saisonniers, sans parler des transporteurs, intermédiaires et autres revendeurs. Financièrement, elle reste assez rentable. Ses cultivateurs avancent que les cinq cueillettes qui s’échelonnent sur quatre mois — d’avril au mois de juillet — peuvent rapporter en moyenne des bénéfices nets de plus de 150 000 DA par hectare. Cet attrait économique cache cependant mal une autre réalité, plutôt amère celle-là. Les familles qui s’adonnent encore à cette culture pensent déjà à aller vers d’autres filières, notamment l’arboriculture. Une grande partie des terres à vocation forestière, longtemps cultivées à Stora, à la Grande Plage et à Aïn Zouit, sont arrivées aujourd’hui à saturation. «Au maximum, les parcelles cultivées ne peuvent donner de bonnes récoltes que sur une période de cinq années seulement. Après ce laps de temps, les terres cultivées ont tendance à s’appauvrir et à être délaissées», témoigne un cultivateur de Stora. Le constat est sans équivoque : en 2004, la superficie cultivée de Stora à Aïn Zouit était de 242 hectares. En 2017, elle avoisine les 150 hectares seulement. L’amoindrissement des superficies sera heureusement compensé par l’implantation de «Lemkerkba» sur de nouvelles terres de Sidi Mansour, sur les hauteurs de la zone côtière de Oued Bibi, où de très bons rendements sont à mentionner. «Lemkerkba» fête ses 133 ans ! Ces contraintes liées à la nature juridique des terres exploitées, en plus du fait qu’elles ne peuvent encore donner de belles cueillettes au-delà de cinq ans, ne constituent pas l’unique entrave de la filière locale. «Les cultivateurs ont besoin de soutien et d’aide. La grande majorité des terres cultivées se concentre dans des zones enclavées et accidentées. Il arrive même à certains exploitants de trouver d’énormes difficultés pour écouler leur productionsvu l’absence de pistes carrossables», témoigne M. Laïb. Cette réalité risque aujourd’hui de décourager les familles cultivatrices et nuire à la fraise locale, vieille pourtant de 133 ans. Contrairement à ce qu’on a de tout temps avancé, l’implantation de «Lemkerkba» ne remonte pas aux années 1920, mais plutôt au début des années 1880. L’étendue des terres exploitées alors par des colons était exclusivement cultivée en céréales. A partir de l’année 1885, et devant l’attrait croissant du commerce du vin, les colons délaissent les céréales au profit du vignoble. Ce chamboulement des cultures et les premières orientations vers des cultures maraîchères encouragera alors de pauvres migrants italiens fraîchement débarqués dans la région de Stora à s’adonner à l’agriculture. Ainsi, et selon des archives coloniales, ce sont 14 familles italiennes venues en 1885 des villages d’Ischia, de Tore d’El Greco et de Procida, sur le golfe Napolitain, qui implanteront les premières fraises ramenées de leurs terres sur quelques hectares, à l’ombre des domaines colossaux des puissants colons. L’expérience fut finalement une belle réussite. D’année en année, les plants de la fraise finiront par s’adapter aux nouveaux sols au point de constituer des cultures purement «autochtones». Les générations d’Italiens d’abord et d’Algériens ensuite réussiront ainsi à préserver cette culture grâce surtout à la transmission des multiples facettes de cueillette, d’implantation et de manipulation. De vieux Storasiens confirment que la pérennité de la culture de la fraise sur leurs terres revient essentiellement aux Italiens et aux Algériens. Ils racontent à cet effet que durant les années allant de 1930 jusqu’à l’indépendance, la fraise était une spécialité des trois frères Balestier, d’origine italienne et aussi aux frères Souames. Ces derniers cultivaient de grandes superficies de leurs terres contenues aujourd’hui dans le lieudit «Bled Souames». Depuis, la fraise de Skikda vivra plusieurs mutations génétiques qui font aujourd’hui sa spécificité. On aura beau essayer de la repiquer ailleurs, elle s’est de tout temps refusée, pour ne donner ses fruits que sur les versants marins de Skikda et nulle part ailleurs.
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